“De longs discours dans vos cheveux” d’Alexandre Steiger
Dans les secrets des coulisses de l’Opéra…
Après un premier court métrage en équilibre entre dépression, absurde et mélancolie, Alexandre Steiger (acteur membre de la compagnie des Chiens de Navarre, apprécié en 2019 dans Alice et le maire, de Nicolas Pariser) s’est vu offrir carte blanche pour un film produit par la plateforme numérique de l’Opéra de Paris. Il y retrouve Samuel Achache, acteur de Pourquoi j’ai écrit la Bible, et y dirige pour la première fois Judith Chemla. Leurs personnages sont d’abord saisis décadrés, à la lisière de l’écran, comme ils sont cantonnés aux marges d’un récit éminemment romanesque – Tristan et Isolde – qui, hors-champ, se joue sans eux.
Pour cause : Paul et Adèle sont figurants, présents sur scène sporadiquement. Dans ce lieu d’imaginaire qu’est le Palais Garnier, leur est d’emblée confisquée la possibilité de s’inscrire dans les histoires mises en scène, de tenir des rôles, de jouer (voire de chanter). Pour ces faire-valoir, le costume demeure un accessoire. Et malgré le prestige du lieu, sans doute s’agit-il d’abord, pour eux, de courir le cachet, de « faire leurs heures » d’intermittent.
Leur rencontre produit pourtant un film, dont une grande part se fait buissonnière, déambulatoire, traversant couloirs, escaliers de service, remises ou coulisses que l’on ne donne pas à voir d’habitude. « T’es sûre qu’on a le droit ? » demande le chevalier en armure, tandis qu’elle, plus aventureuse, propose de partir à la recherche du mythique lac caché sous l’Opéra, reproduisant sans doute, dans cette hésitation, la position du cinéaste à qui on a confié les clés pour un bref tournage.
Pourtant, plus le duo s’enfonce dans les profondeurs du monument, plus s’ouvrent en grand les portes du possible. La beauté du film tient dans l’échappée à laquelle ces deux-là n’ont normalement pas droit, qui leur permet de plonger à leur tour dans une vie plus belle que la fiction, dans un décor fantasmé que seuls quelques élus savent découvrir. Leur dialogue prend le pas sur les impératifs de présence en scène, tout en redoublant les motifs amoureux du livret wagnérien. Pris dans les méandres labyrinthiques de la séduction, dans l’ivresse de la conversation, les voilà, tout comme nous, oubliant la pièce qui se joue au-dessus, se débarrassant peu à peu de l’attirail les entravant (lui, son heaume ; elle, sa cape), jusqu’à ce que le film, en un élégant fondu au noir sur le visage d’Adèle, refuse de se clore vraiment ; non sans leur avoir offert la possibilité de devenir (eux aussi) les héros d’une fiction d’amour courtois dans les ingrates coulisses de laquelle la logique matérialiste les eût volontiers retenus.
Stéphane Kahn
Article paru dans Bref n°125, 2020.
Réalisation : Alexandre Steiger. Image : Grégoire de Calignon. Montage : Aymeric Schoens.
Son : Olivier Pelletier, Tristan Lhomme et Antoine Bertucci. Interprétation : Judith Chemla et
Samuel Achache. Production : Les Films Pelléas.
Entretien avec l'équipe du film - Opéra de Paris :