“D’un château à l’autre” d’Emmanuel Marre
La rencontre de deux âmes solitaires...
Tout auréolé du Prix Jean-Vigo 2017, entre autres récompenses, pour son Film de l’été, Emmanuel Marre est de retour avec D’un château l’autre, un moyen métrage où l’on retrouve le modus operandi de narration et de réalisation qui offre au réalisateur une place à part dans la production actuelle.
D’un château l’autre aborde la question politique à travers le personnage de Pierre, étudiant boursier à Science Po, jeune homme sans famille à tous points de vue : biologique, sociale et politique. Emmanuel Marre plonge son personnage en manque de repères au cœur du second tour de la campagne présidentielle de 2017.
Candide successivement immergé dans les meetings des candidats Macron et Le Pen, Pierre subit là encore la foule, le bruit et la lumière propres à exalter la harangue politique. Son glissement vers l’un ou l’autre des deux bords est traité en creux par le réalisateur qui préférera ausculter la relation d’intimité entre Pierre et sa logeuse, une vieille dame impotente qui n’est autre que la mère d’Emmanuel Marre. Le film bascule du mouvement de masse démonstratif à la rencontre touchante de deux solitudes. Des salles de meeting à l’appartement modeste de la logeuse. D’un château l’autre. Un titre célinien qui souligne l’ambiguïté politique de Pierre, de la fascination exercée par le FN sur cette cible facile « d’égarés de la nation » : « Si les gens sont si méchants, c’est peut-être seulement parce qu’ils souffrent » (Louis-Ferdinand Céline).
Dans l’urgence de filmer, le réalisateur alterne les supports de prise de vues : le silence et le grain poétiques du Super 8 côtoient l’agressivité sonore et visuelle de l’iPhone. Dans sa façon de construire le film, ses films, Emmanuel Marre accepte de se laisser guider par ses personnages, par celles et ceux qui les incarnent, par les situations dans lesquelles se trouve l’action.
De ces moments qui semblent improvisés, ou pensés à la dernière minute, parfois timides et maladroits, les regards croisés du réalisateur et du monteur en donnent de réels moments de grâce. Ce mélange de confiance et d’empathie qu’Emmanuel Marre place dans sa famille, naturelle et cinématographique, offre, par exemple, cette scène poignante où la mère du réalisateur, entre jeu et réalité, pleure sa solitude et l’absence de ses enfants.
D’un château l’autre possède la force magnétique des films fragiles, gestes urgents, à la marge et sans moyens, mais dont la maîtrise technique de la narration et la sensibilité de l’auteur garantissent l’aboutissement d’une œuvre essentielle.
Fabrice Marquat
Article paru dans Bref n°124, 2019.
Réalisation et image : Emmanuel Marre. Scénario : Emmanuel Marre et Julie Lecoustre. Montage : Nicolas Rumpl.
Son : Vincent Villa. Interprétation : Francine Atoch et Pierre Nisse. Production : Kidam et Michigan Films.