Cahier critique 16/07/2018

"Cul de bouteille" de Jean-Claude Rozec

Multiprimé, bourré d’imagination et rempli de monstres, ce film est porté par la voix de Dominique Pinon.

En 2010, les Rennais de Vivement Lundi ! donnaient naissance, avec Cul de bouteille, à un véritable petit chef-d’œuvre. À travers son animation 2D à la fois digitale et traditionnelle, c’est, plus qu’en un simple noir et blanc, toute une gamme de gris qu’inventait le réalisateur Jean-Claude Rozec.

Son héros, le petit Arnaud, apparaît immédiatement attachant, avec sa grosse tête toute ronde et ces “binocles” qu’un ophtalmo lui ordonne de porter et qu’il déteste d’emblée. Forcément, tant elles lui montrent le monde tel qu’il est, alors que sans elles, son riche imaginaire peut se mettre en action et dévoiler des univers littéralement extraordinaires. Grâce à sa myopie, Arnaud voit ainsi le poste de radio familial devenir un extraterrestre ou un véhicule garé au pied d’un réverbère se transformer en dinosaure. Et l’enfant préfère nettement ce monde parallèle peuplé de créatures fantastiques à celui, banal et triste, qui apparaît derrière ses nouveaux verres… Il n’y a que lorsqu’il se perd que ses visions traduisent une angoisse : une promeneuse a des airs de menaçante mante religieuse et, surtout, un train prend la forme d’un dragon gigantesque. Le montage de cette séquence joue idéalement sur le passage permanent entre les deux mondes. Celui du réel étant oppressant pour le jeune garçon, la mise en scène le traduit également avec précision : Arnaud est souvent montré encadré d’autres personnages, comme chez le médecin, où on le voit d’abord par le prisme d’un appareil, puis de dos sur un tabouret, dominé par la haute taille du spécialiste, avec ses parents en amorce à chaque bord du cadre. À l’école, dans la cour ou à la cantine, il est entouré d’autres élèves serrés dans le même plan, ce qui donne un sentiment d’asphyxiante exiguïté.

Le regard d’autrui est du reste important dans l’aventure d’Arnaud : ce sont ses camarades qui lui attribuent le surnom peu gratifiant de “Cul de bouteille”, en référence au verre épais, presque opaque, de ses loupes. Ces moqueries isolent encore le garçon, qui ne peut guère compter sur quelque consolation parentale. Aussi, lorsqu’il se débarrasse de ses lunettes dans la rue, il s’agit d’un geste de rébellion envers toute autorité – il voit d’ailleurs ses parents, une fois qu’il aura été retrouvé, comme de drôles d’animaux vociférant au commissariat.

Et si toute l’histoire est racontée en off par une voix masculine – celle, très identifiable, du comédien Dominique Pinon –, on ignore à qui elle appartient précisément, jusqu’à ce que cela nous soit finalement dévoilé. Alors s’exprime à nouveau ce pouvoir de l’imaginaire auquel n’a plus accès l’adulte. C’est que l’âme d’enfant se perd définitivement dès lors qu’on ne voit plus ni objets, ni personnages dans la forme des nuages !

Christophe Chauville

Réalisation, scénario et montage : Jean-Claude Rozec. Animation : Julien Leconte. Effets spéciaux : Sylvain Lorent. Son : Vincent Pessogneaux et Yan Volsy. Musique : Arnaud Bordelet. Décors : Maëlle Bossard. Interprétation : Dominique Pinon. Production : Vivement Lundi !