Cahier critique 18/11/2020

“Corpus/corpus” de Christophe Loizillon

Un corps prend soin d’un autre corps.

Pendant plus de dix ans, de 1985 à 1996, Christophe Loizillon a filmé des plasticiens, réalisant ainsi une série d’extraordinaires témoignages sur la démarche singulière et obsessionnelle de ces individus hors du commun. Puis il a entrepris de développer ses recherches personnelles, pour “donner corps” à ses propres préoccupations artistiques.

L’expression n’est d’ailleurs pas innocente, puisque c’est précisément ce qui est au centre de sa démarche. Les mains (1996), Les pieds (2000) puis Les visages (2003) sont en effet construits selon un dispositif toujours identique : une succession de plans fixes isole une partie d’un corps, tandis qu’une voix off vient se confier, replaçant ainsi le membre fragmenté dans une réalité mentale, sentimentale et humaine, pleine d’empathie et d’émotion.

C’est dans le prolongement de ces portraits morcelés que s’inscrit Corpus/corpus, en introduisant une dimension supplémentaire car, comme l’indique explicitement la graphie du titre, il s’agit cette fois de la confrontation de deux corps, ou plus exactement de leur relation physique, que la simplicité et l’ambiguïté du synopsis résume parfaitement : “Un corps prend soin d’un autre corps.” Une pédicure soigne les pieds d’un vieil homme, une prostituée subit l’assaut brutal d’un client, un adolescent se fait couper les cheveux, un pédiatre masse vigoureusement un nourrisson pour le faire expectorer, une femme sanglote chez sa psychanalyste, un employé des pompes funèbres procède à la toilette d’un cadavre.

Pour chacune de ces scènes, Loizillon reste fidèle à son dispositif – avec un souci de cohérence qui s’inscrit dans le prolongement des plasticiens qu’il a filmés – à savoir un plan fixe, montrant des corps anonymes (les visages sont laissés volontairement hors champ) avec une grande sobriété. Il y a également dans la composition et le choix des poses une indéniable dimension picturale, comme dans cet extraordinaire plan d’ouverture qui impose en plein cadre des pieds calleux aux ongles jaunis, dont la présence et le naturalisme rappelleraient presque la sombre beauté d’une peinture du Caravage.

Chacun de ces tableaux se trouve néanmoins animé par le dialogue des deux protagonistes, qui vient chaque fois l’ancrer dans une réalité humaine plus intime et quotidienne, profondément authentique et touchante. Car Christophe Loizillon est avant tout un cinéaste – un peintre ? – du sensible avant d’être un théoricien et sa démarche ne saurait se réduire à une mise en scène formelle. Au-delà de leur beauté plastique, les six rencontres qu’il décrit viennent chacune dévoiler une situation où l’intimité du corps est mise en jeu par le contact d’un autre, bouleversant silencieusement les frontières entre la pudeur et la décence, la sensualité et la sexualité, la compassion et le réconfort, le devoir et le désir. Puis au-delà de cet enjeu physique (qu’il soit médical, affectif, sexuel ou même esthétique), la parole échangée libère subtilement une émotion beaucoup plus profonde que le cadre formel ne le laisserait imaginer. C’est ainsi par exemple, que se dessine à demi-mot la solitude du vieil homme veuf à travers la conversation de sa pédicure, le désarroi de l’adolescent face aux questions insistantes du coiffeur, ou bien encore en quelques mots, la cruelle froideur de la prestation tarifée entre la prostituée et son client.

Les différentes séquences de Corpus/corpus, multipliant ainsi les références implicites et les prolongements sensibles, apparaissent alors d’une richesse infinie. Cette même scène de pédicure, à la fois repoussante et sublime, revêt soudain la dimension religieuse d’un lavement de pieds. Le cabinet du psychanalyste laisse poindre la noirceur de la mélancolie et d’une douleur sur laquelle aucune prise n’est possible parce qu’abstraite, mentale, invisible. Celle de la toilette funéraire, effrayante et paisible, oscille entre la majesté d’une mise au tombeau et la coquetterie dérisoire d’une comédie lugubre. Pour chaque plan, Christophe Loizillon montre, suggère, mais n’impose rien, car ce qu’il déplie sous nos yeux est trop vaste pour en trouver toutes les clefs.

Arnaud Visinet

Article paru dans Bref n°86, 2009.

Réalisation, scénario et production : Christophe Loizillon.  Image : Aurélien Devaux. Montage : Sarah Turoche. 
Son : Jean-Marc Schick. Interprétation : Emilie Gavois-Kahn, Frédéric Kontogom et Elina Lowensöhn.