Cahier critique 15/07/2020

“Comment Fernando Pessoa sauva le Portugal” d’Eugène Green

Coca-Louca c’est ça !

Après avoir, depuis vingt ans, réalisé en France des films hiératiques (par exemple Toutes les nuits, 2001), dans lesquels le cinéaste américain francophile demandait à ses acteurs de prononcer toutes les liaisons afin d’imposer un jeu non psychologique, Eugène Green se tourne à nouveau, à travers cette satire pince-sans-rire, vers le Portugal, pays habité par des cinéastes comme lui jansénistes.

Comment Fernando Pessoa sauva le Portugal se fonde sur la monstration (les lieux : un clocher, une salle de banquet, des bureaux) et le déploiement de plans fixes et frontaux (la caméra s’anime au bout de vingt minutes seulement, lorsque l’on retourne à la nature et que l’on vide les bouteilles de Coca-Cola). L’argumentaire est éclaté et biaisé dès le début : le personnage central est le poète portugais hors-normes Fernando Pessoa (1888-1935), qui écrivit en plusieurs langues et façonna un très grand nombre de styles, d’écritures et de pensées en se forgeant pas moins de soixante-dix hétéronymes. La période qu’il traversa vit la naissance et l’éclatement de très nombreux mouvements modernistes et avant-gardistes, qu’il visita et parfois plus que cela…

L’action est datée par Green à 1927. Pessoa y est un gratte-papier à qui son patron – qui le sait poète – demande d’écrire une “réclame” pour une nouvelle boisson venue des États-Unis : le “Coca-Louca” (“louca”, en portugais, est synonyme de “locura” : folie). Dès le début, Pessoa semble sceptique : il pense que cette boisson ne peut avoir de succès au Portugal, ce à quoi son boss rétorque qu’il ne faut pas mésestimer la puissance de la poésie pour en vanter les mérites. Un “imprévu” survient, qui autorise l’écrivain à se féliciter indirectement, à la toute fin du film, de son action en lançant pompeusement face à la mer : “Il est vrai que c’est une boisson infecte, j’ai donc sauvé le Portugal.

Eugène Green a travaillé méticuleusement sur le mariage entre poésie et publicité (très en vogue chez certains modernistes), engagement et désengagement, indifférence et panique des institutions à cette époque où idées nouvelles et fascisme rampant se côtoyaient et se toisaient.

Pessoa croit au pouvoir de l’écriture, à sa prédominance sur tout le reste. Il accepte donc la commande. Au lieu d’essayer d’immiscer de vains cas de conscience, Green convoque l’un des hétéronymes les plus connus de Pessoa, Álvaro de Campos, justement la part moderniste du poète. Les deux “hommes” dialoguent ainsi en champs/contrechamps et, lorsque qu’un plan bas montre leurs jambes dans le même espace, la formule est trouvée : “D’abord vous serez étonné, ensuite vous serez possédé1. Et une femme pose pour cette affiche publicitaire qui effarouche les autorités. L’utilisation du mot “possédé” effraie en effet le ministre de la Santé : de quelle forme de possession s’agit-il ? Et là, tout est bon à ce pouvoir autoritaire pour interdire la boisson, après l’avoir faite exorciser par un religieux.

Curieusement, chacun joue à cache-cache avec ses convictions dans cette farce sophistiquée : le patron, ruiné, regrette d’avoir fait appel à la poésie, tandis que Pessoa se réjouit que, grâce à lui et à son hétéronyme, le Portugal soit (momentanément ?) sauvé de cette boisson, mauvaise au goût, mais également à l’esprit lettré national. Les autorités ne savent pas qu’elles ont fait un coup pour rien : aucune censure ne peut neutraliser le Capital.

Raphaël Bassan

1. C’est Pessoa qui la trouve. Le cinéaste suggère que l’hétéronyme ne peut être que l’écrivain lui-même, sorte de double.

Réalisation et scénario : Eugène Green. Image : Raphaël O'Byrne et Lisa Persson. Montage : Valérie Loiseleux.
Son : Henri Maïkoff, Benoît De Clerck et Stéphane Thiébaut. Interprétation : Carloto Cotta, Diogo Dória, Eugène Green, Ricardo Gross, Manuel Mozos, Alexandre Pieroni Calado et Mia Tomé. Production : Noodles Production.