Cahier critique 19/10/2021

“Clean With Me (After Dark)” de Gabrielle Stemmer

Sur YouTube, des centaines de femmes se filment en train de faire le ménage chez elles.

Dans l'introduction de son bel essai sur Gena Rowlands, On aurait dû dormir (Capricci, 2020), Murielle Joudet installe son décor en présentant l'histoire de la maison Levitt, une unité d'habitation à prix relativement accessible, créée à la fin des années 1940 aux États-Unis par la famille d'entrepreneurs immobiliers du même nom. De la multiplication de ces logements naît la Levittown, modèle de banlieue résidentielle répandu à travers tout le pays, accueillant essentiellement des classes moyennes blanches.

Dès leur apparition, ces étendues standardisées attirent les foudres de la critique intellectuelle et Murielle Joudet cite un extrait du pamphlet de l'écrivain John Keats : “Pour littéralement trois fois rien, vous aussi vous pouvez vous procurer un clapier bien à vous dans le bon air de ces taudis que nous construisons partout autour des villes américaines […], habités par des gens dont l'âge, les revenus, le nombre d'enfants, les problèmes, les habitudes, la conversation, l'habillement, les biens et peut-être même le groupe sanguin sont presque exactement comme les vôtres […], [ces maisons], en réalité, rendent folles les femmes au foyer qui y sont enfermées.” Habitantes contemporaines de ce type d'espaces, les femmes que Gabrielle Stemmer nous présente ici, un demi-siècle plus tard, sont un peu leurs héritières.

À classer dans la famille du desktop documentaryClean With Me (after dark) reprend à son compte le titre de son objet d'étude : des vidéos nommées “Clean With Me” proposées en accès libre sur YouTube par des blogueuses américaines qui mettent en scène, façon tuto, leurs sessions de ménage, rythmées par de la musique et de petits commentaires à l'adresse des followers, à compter par dizaines de milliers. Sans voix-off, le film s'ouvre comme on allume un ordinateur : en entrant son mot de passe. L'avatar de la réalisatrice, un photogramme de Delphine Seyrig extrait de Jeanne Dielman, place d'office le film sous les auspices de Chantal Akerman : qu'ont à nous dire les images répétées que produisent elles-mêmes ces femmes sur la folie du monde que nous habitons ?

Le film tire sa matière de trois médias qui lui donnent sa structure en trois actes : la découverte des vidéos sur YouTube, la plongée dans l'envers du décors des influenceuses via leur “journal intime” partagé sur Instagram et enfin Google Maps. En première partie, la réalisatrice sélectionne en gros plan des mots-témoin accrochés au mur en décoration : “Life is good”, “Dream” ou “Thankful” résonnent de manière bien ironique dans cet espace de travail non rémunéré. Et un “Anyone ?” résonne comme un appel à l'aide.

Poursuivant ce qui ressemble à une enquête, Gabrielle Stemmer atterrit sur les comptes Instagram des blogueuses qui, paradoxalement, constituent plutôt une forme de coulisses que l'extension d'une façade. Elles y confient l'effet thérapeutique du ménage sur leur état dépressif, dû à l'isolement ressenti à force de déménagements à répétition. Pour la plupart épouses de militaires, elles ont suivi leur mari dans sa mobilité professionnelle – cinquante ans plus tôt, la cible privilégiée des maisons Levitt étaient les familles des vétérans de guerre. En passant sur Google Maps, la cinéaste place le nom de chacune sur l'État américain qu'elle habite, dessinant ainsi comme une cartographie de sororité et c'est précisément dans cette méthode de zoom/dézoom que le film prend sa véritable hauteur.

Cloé Tralci

France, 2019, 21 minutes.
Réalisation, scénario et montage : Gabrielle Stemmer. Son : Emma Zimny. Production : La Fémis.