Cahier critique 14/12/2021

“Charlotte et son jules” de Jean-Luc Godard

Une voiture dépose Charlotte chez son ancien jules, celui-ci croit qu’elle revient.

Jean-Luc Godard réalise Charlotte et son jules en 1958, soit sept années après Charlotte et son steak d’Éric Rohmer, dans lequel JLG interprétait l’un des rôles principaux. Le “jules” de Charlotte et son jules est-il le nouveau de steak de Charlotte ? Là est toute la question… Et là se trouve sans doute le trait d’humour sous-jacent de ce film court signé d’un tout jeune réalisateur qui ne manque déjà pas une d’occasion de faire des films et des blagues. 

Fin des années 1950, à l’époque où le court métrage flamboie comme l’herbe verte, poudroie en séries, où les jeunes Turcs apprécient les titres avec des prénoms féminins (Véronique et Charlotte ont la cote), à vingt-sept ans, JLG réalise coup sur coup, de 1957 à 1958, trois courts métrages. Le premier écrit par Rohmer (Tous les garçons s’appellent Patrick, titré à l’origine “Véronique et Charlotte”…), le deuxième écrit et mis en scène par JLG (Charlotte et son jules), le troisième tourné par François Truffaut, mais arrangé-bricolé-monté, voire plutôt démonté par JLG (Une histoire d’eau). En l’espace d’une année, le jeune cinéaste passe du pur vaudeville au récit spéculaire, pour aboutir à une espèce de “mélange de fiction narrative, de reportage, d’essai et d’interludes de l’absurde”1, pour reprendre ce qu’écrira la célèbre critique américaine Pauline Kael à propos des œuvres du tout jeune cinéaste. 

Dans Charlotte et son jules, JLG nous raconte déjà au moins trois histoires dans un seul film. La première est celle d’une femme, Charlotte, interprétée par Anne Colette, un personnage taillé dans un style à la mode, le pop des années 1960 – celui de la garçonne que Jean Seberg immortalisera dans À bout de souffle en 1960. Charlotte reste de bout en bout quasi muette. Femme apparemment soumise, elle revient chez son ex-petit ami (interprété par Jean-Paul Belmondo). En argot, un jules désigne un homme, un conjoint. Ce dernier ne lui laisse pas en placer une. Il l’insulte à plusieurs reprises pendant qu’elle l’écoute, qu’elle lèche bêtement (?), calmement, en souriant, sa glace cornet à deux boules. Voilà donc un film où la femme s’en prend plein la poire sans dire un mot ! Première impression donc : de la misogynie à l’œuvre. Celle-ci participe-t-elle d’un regard propre à la Nouvelle Vague qui se prolongera ailleurs ? Non. Deuxième histoire, dans Charlotte et son jules, JLG propose une mise en boîte de ce regard. Tout d’ailleurs se passe dans un appartement, dans un quasi huis clos, scène de théâtre aux décors contrastés, rayés ou parsemés de pois en noir et de blanc. Des contrastes poussés, une gestuelle accentuée en guise de jeu des acteurs et une quasi absence de dialogue : on se croirait dans un film des premiers temps du cinéma… Le jules paraît aveugle, comme absorbé par sa “propre” et odieuse logorrhée. On n’entend presque pas Belmondo. Une voix transpire de colère en off ; elle est celle de JLG lui-même, qui parle avec une absence de sentiment. Glaçant. 

Cette mise en scène, en boîte et ce dédoublement des voix – des corps donc – ouvrent une brèche, d’où pointent l’écart, la caricature. Voire plus : du grotesque au grand guignol tragique. Car Charlotte et son jules met en scène d’effroyables pantins. Idiote, Charlotte l’est peut-être. Mais le jules en question pense qu’elle est de retour, or elle n’est que de passage (elle est venue reprendre sa brosse à dents). Une fois la chute dévoilée, le masque du vilain cabot tombe. Dans sa chambre-cellule, ses rêves ont fait de lui un être obsessif, enterré dans ses vérités, vil et ridicule. L’idiot, figure qui deviendra récurrente chez JLG… 

La troisième histoire que nous raconte JLG est celle du cinéma. Les signes cinéphiles clignotent, s’affichent. 
Déjà le cinéma de JLG porte sur le cinéma. Il ne s’agit pas de dire que derrière la comédie se cache la tragédie, mais de montrer comment tout peut co-exister dans un même plan et comment ce plan, très référencé, sous influence de toutes les muses, de tous les arts, y compris ceux dits mineurs, participe à la création d’un puzzle ludique, impur et éminemment cinématographique. Théâtre, musique, mixages sonores, peinture, poésie, comédie musicale, bande dessinée, mode, photographie… C’est sans doute ainsi qu’il s’agit de lire et de comprendre l’hommage rendu au début du film à Jean Cocteau (grand patron de la cinéphilie et du Festival du film maudit de Biarritz dans les années 1950-60), écrivain-peintre-poète-cinéaste qui, comme l’a écrit Philippe Azoury, “parie naturellement sur la compréhension possible entre toutes choses, leur adjonction et leur amitié secrète.”2 

Donald James 

1. Pauline Kael, Chroniques européennes, éditions Sonatine.

2. “Jean Cocteau, l’anachronique”, texte publié sur le site de la Cinémathèque française

France, 1958, 13 minutes.
Réalisation et scénario : Jean-Luc Godard. Image : Michel Latouche. Montage : Cécile Decugis et Jean-Luc Godard.
Son : Jacques Maumont. Interprétation : Jean-Paul Belmondo, Anne Colette et Gérard Blain. Production : Les Films de la Pléiade.