Cahier critique 19/12/2023

"Charlot rentre tard" de Charlie Chaplin

Une performance d’acteur incroyable, inspirée du numéro de music-Hall « The Inebriate », qui fit le succès de Chaplin sur scène avec la troupe Karno. Charlot noctambule, rentre chez lui après avoir trop bu. Tous les objets familiers lui deviennent hostiles et l’empêchent d’aller se coucher.

L’histoire du cinéma connaît Charles Spencer Chaplin Jr. sous le nom de Charlie Chaplin. Né à Londres en 1889, il fait par l’entremise de son frère Sydney ses premiers pas de comédien dans la troupe britannique des Eight Lancashire Lads dès l’âge de neuf ans. Un découvreur de talent, Fred Karno, lui propose de rejoindre sa troupe en 1906. Le jeune Chaplin se perfectionne dans les sketchs de music-hall et de cabaret jusqu’en 1913. Il traverse alors l’Atlantique (toujours avec son frère Sydney) pour conquérir Hollywood. Il est vite repéré par le producteur Mack Sennett et c’est pour la Keystone qu’il signe ses premiers films. Le 26 février 1916, Charlie Chaplin signe un contrat avec la Mutual Film pour l’écriture, la réalisation et l’interprétation de douze courts métrages : les Mutual Chaplin Specials. Ces films connaîtront un succès mondial. Quelques mois avant la production de Charlot s’évade (The Adventurer, 1917) et de L’émigrant (The Immigrant, 1917), Chaplin s’attèle en juillet 1916 à la production d’un opus, devenu fameux, de cette série : Charlot rentre tard (One A.M.). Derrière un comique efficace et saisissable par tous les publics, reposant sur des gags à la rythmique précise, le comédien-réalisateur fait montre d’une exceptionnelle maîtrise dans la traduction par le cinéma d’un état d’âme.

Comme un antécédent à Charlot fait une cure (The Cure, 1917), Charlie Chaplin met ici en scène le personnage d’un dandy agissant visiblement sous l’effet de l’alcool. Le film occulte néanmoins le rapport causal de la narration : il s’agit de se concentrer uniquement sur le retour du gentleman chez lui. De la première à la dernière séquence, de sa sortie compliquée d’une calèche jusqu’au moment de s’endormir tout habillé dans une baignoire, le film retrace un ensemble d’actions banales que l’ébriété du petit homme transforment en défis presque insurmontables. Les gestes les plus ordinaires, comme ceux d’ouvrir une porte, saisir une carafe, monter des marches d’escalier ou encore déplier un lit escamotable, deviennent autant de tentatives vaines de parvenir à ses fins. L’inconscience partielle, conséquente de l’ivresse, se mue en une impuissance persistante. Chaplin démontre par-là l’étendue de son talent pour l’incarnation comique : son corps s’étend, s’élance, ploie, s’élance à nouveau, tombe, avance, recule, grimpe, se cogne, se reprend. Son costume, composé d’un manteau, d’un nœud-papillon et d’un haut de forme, revêt un rôle burlesque tout aussi important en ce qu’il perd progressivement toute la superbe qui reliait originellement le personnage à un certain prestige social.

Charlot rentre tard est l’occasion pour Chaplin de déployer un art subtil de la subversion, au croisement de la bouffonnerie, du réalisme et du fantastique. Du riche dandy propre sur lui à l’homme seul, contraint de dormir tout mouillé et se servant finalement d’un tapis de bain comme d’une couverture, tout le processus implique l’homme dans une confrontation émouvante avec la matière. Les objets perdent leur fonction : ils sont un à un dévoyés de leur usage. Par exemple, les escaliers sont comparés à l’Everest tandis que le pendule d’une horloge se change en repoussoir féroce. La déchéance du personnage le place en position d’être sous le contrôle ou la menace de son environnement. Parallèlement, le personnage fait une expérience à travers laquelle se joue l’étrange inaccessibilité de l’espace le plus familier : le foyer. En dehors de la question sociale stricto sensu, Chaplin invite ainsi le spectateur à une méditation existentielle : quelle relation entretenons-nous avec les choses ? Que définit l’être au milieu des objets, l’individu étant riche ou pauvre ? Aussi agile que maladroit, aussi drôle qu’attendrissant, aussi exceptionnel que pitoyable, Charlot s’emploie à travers le parcours du (bien minuscule) combattant à détrôner la figure du bourgeois de sa supériorité symbolique tout en personnifiant l’humain dans son infatigable quête pour la dignité.

Mathieu Lericq

États-Unis, 1916, 27 minutes.
Réalisation : Charlie Chaplin. Scénario : Charlie Chaplin, Vincent Bryan et Maverick Terrell. Image : William C. Foster et Roland Totheroh. Musique originale : Michael Mortilla. Interprétation : Charlie Chaplin et Albert Austin. Production : Lone Star Corp. et Mutual Films.