Cahier critique 02/06/2017

“Ce qui nous éloigne” de Hu Wei

Un film placé sous le signe du chrysanthème.

Une jeune femme aux traits asiatiques écrase une cigarette, attrape l’eau frémissante sur le feu et la verse dans une théière. Ce rituel prend du temps, temps pendant lequel elle fait le point sur sa vie, tandis que la longue focale s’attarde sur sa belle nuque d’estampe, puis son profil pensif, avant que la mise au point ne fasse apparaître les chrysanthèmes posés sur la table. Quelques gestes, quelques secondes, suffisent à poser le principe du cinéma de Hu Wei depuis Sans toi jusqu’à Ce qui nous éloigne, en passant par Le propriétaire et La lampe au beurre de yak : chaque personne restera insondable, chaque personnage se déplacera dans un lointain dont est tissée toute proximité. Et ce, quel que soit le dispositif : plans fixes chorégraphiés de La lampe au beurre de yak, caméra portée de Ce qui nous éloigne. Hu Wei est un chercheur qui avance avec tact et humilité. Il sonde l’identité sachant bien qu’il n’y a pas d’identité dernière. Il a la même exigence pour le spectateur qu’il immerge in medias res et laisse infuser dans une réalité dont les contours sont flous.

Nous sommes dans un appartement bourgeois. Les vases chinois ornent ostensiblement la cheminée et les meubles, le parquet généreux craque sous les pas de la maîtresse de maison, actrice célèbre résolvant au téléphone un problème d’agenda et perturbant la conversation discontinue à laquelle nous assistions. Cette entrée tonitruante, comme le jeu de l’enfant qui s’écroulera quelques instants plus tard, va finalement révéler l’annonce programmatique du titre. Les regards, les expressions, les gestes, les habits, le décor, les mots, les langues amplifient l’éloignement. Mais, paradoxalement, plus nous percevons cette distance entre les hôtes français et leurs invités chinois, plus nous sentons battre le cœur du film.

L’enfant a dessiné un chrysanthème sur le bras de sa mère. Cet écho à l’ouverture du film et la conversation qui en découle symbolisent la situation de la jeune femme. Comme le chrysanthème, elle est d’origine chinoise. Comme le chrysanthème, elle a été adoptée par la culture française. La fleur signifie longévité et immortalité en Chine quand elle fleurit les tombes de nos cimetières depuis l’Armistice de 1918. Quelque chose s’est déplacé de l’une à l’autre.

Cette métaphore contient toute la recherche de Hu Wei : comment devient-on celui ou celle que nous sommes ? Que serions-nous, nés sous d’autres cieux, avec un autre nom ? La jeune femme ne parle pas le chinois et s’adresse en anglais à son père biologique qui traduit pour son épouse. Lorsque ces trois personnages se retrouvent seuls autour d’un nouveau thé, la mère biologique rompt le protocole et s’adresse à sa fille dans un long et vibrant monologue. Mais la touche est ailleurs : dans les gestes, les regards et les inflexions. Le père ne traduit plus et lorsqu’il retrouve la jeune femme fumant à la fenêtre, ils n’ont plus besoin de combler le vide par la parole. Un regard, une cigarette qui allume celle de l’autre et quelque chose d’infime passe entre eux, une proximité dans laquelle bat tout le lointain que le film aura tissé patiemment.

Yann Goupil

Article paru dans Bref n°121, 2017.

Réalisation : Hu Wei. Scénario : Hu Wei, en collaboration avec Gaëlle Obiegly et Joël Curtz. Image : Julien Poupard. Montage : Hu Wei et Li Ran. Son : Roman Dymny, Damien Boitel et Aymeric Dupas. Décors : Carlos Conti. Interprétation : Camille Debray, Isabelle Huppert, Nai An, André Wilms,  Zhang XianMin, Charlotte Kramp, Anne Trappon. Producteur : Ama Productions.