Cahier critique 21/10/2020

“Ce magnifique gâteau !” d’Emma de Swaef et Marc James Roels

Cette anthologie située en Afrique coloniale à la fin du 19e siècle raconte les histoires de 5 personnages : un roi tourmenté, un pygmée d’âge moyen travaillant dans un hôtel de luxe, un homme d’affaires raté en expédition, un porteur perdu et un jeune déserteur.

Le cinéma n’est pas forcément un reflet accommodant du passé. Il peut aussi être le troublant laboratoire de nos mémoires enfouies. C’est en tous cas la façon dont les deux cinéastes d’animation flamands Emma de Swaef et Marc James Roels semblent aborder la création artistique. D’autant qu’à la suite de leur multi-primé Oh Willy… (2011), ils ont décidé d’aborder un pan souvent nié du passé de leur pays : l’histoire coloniale.

Ce nouvel opus suit d’une façon à la fois fragmentaire et unitaire le parcours singulier de cinq personnages dont le Congo belge est le point commun. Du roi Léopold II à un jeune déserteur prénommé Louis, en passant par l’esclave Ota et un ex-pâtissier alcoolique nommé Van Maelle, le film concentre plusieurs trajectoires en forme de micro-récits, où l’action des Blancs vise systématiquement la soumission, l’humiliation et l’anéantissement des Noirs. Les images, d’une volupté laiteuse, étrangement tranquilles, placent le spectateur devant ces exactions multiples, légitimées à l’époque de la colonisation par des arguments issus d’influentes théories racistes. Il semblerait ainsi que la beauté des images soit un pendant paradoxal à l’horreur qui en émerge, sans explicitation forcée. Comme si tout le processus de production en stop-motion, reposant sur la décomposition image par image et sur la recomposition du mouvement, répondait au processus de déflagration locale et de civilisation universaliste, et peut-être aussi à celui – plus contemporain – de dénégation historique et de reconnaissance mémorielle. Un pavé dans la mare ? Plutôt une giclure, tout aussi gênante que grandiose, pour filer une métaphore proposée par Aimé Césaire pour parler du potentiel heuristique de l’art : “La connaissance poétique est celle où l’homme éclabousse l’objet de toutes ses richesses mobilisées.”

Si l’on retrouve l’onirisme lumineux et abstrait de leur premier film, ce moyen métrage cosigné par Emma de Swaef et Marc James Roels se teinte par endroits d’une palpable amertume, saupoudrée d’humour noir. Notamment lorsque l’on songe à la séquence où Ota, valet de maison utilisé comme “cendrier vivant”, est tué alors qu’un bambin laisse accidentellement tomber un piano par-dessus une balustrade. Ou bien à cette autre séquence, pendant laquelle la rencontre inopinée avec un clarinettiste provoque la mort d’un esclave. La musique des salons princiers serait-elle devenue une métaphore de mort ? Toujours est-il que l’enivrant puzzle que représente Ce magnifique gâteau ! offre au spectateur une hypnotique expérience mémorielle, laissant affleurer tout abus, tout assassinat et toute modalité de domination comme autant d’éléments d’un passé à se réapproprier. Signes de la difficulté d’une telle entreprise, les tiraillements dont le film est innervé : entre la vie et la mort, le personnage noir et l’homme blanc, l’“ici” européen et le “là-bas” africain, la nature foisonnante et la civilisation engloutie, la conscience et l’inconscient.

Comment ne pas penser finalement au trouble mémoriel que Frantz Fanon pointe dans Peau noire, masques blancs concernant le vide produit par le colonialisme ? “Le régime colonial est un régime instauré par la violence. (…) Violence dans le comportement quotidien, violence à l’égard du passé qui est vidé de tout substance, violence vis-à-vis de l’avenir.” Ceci explique peut-être que cette œuvre si déroutante aborde le temps et l’espace de biais, à partir des silences et des malheurs, pour exposer deux mondes qui s’affrontent sans jamais se rencontrer vraiment. Un enclos filmique unique, imaginant une liaison pourtant difficilement pensable, à équidistance d’une terreur infligée et d’une insoutenable culpabilité.

Mathieu Lericq

Article paru dans Bref n°124, 2019.

Réalisation, scénario et montage : Emma de Swaef et Marc James Roels. Image : Marc James Roels.
Son : Bram Meindersma. Production : Beast Animation et Vivement Lundi !.

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