Cahier critique 27/07/2021

“Braquer Poitiers” de Claude Schmitz

Thomas et Francis braquent Wilfrid, propriétaire d’un ensemble de carwash. Contre toute attente, celui-ci se montre ravi de cette compagnie qui s’impose à lui, venant égayer sa vie solitaire.

Après Rien sauf l’été (2017), Claude Schmitz braque sa caméra sur les potentialités romanesques du portrait documentaire et fait de Braquer Poitiers, Prix Jean-Vigo du court métrage en 2019 (avant de sortir en salles grossi d’un épilogue), une aventure humaine détonnante.

Marc Barbé, cerveau” d’un coup plutôt minable, envoie deux larrons belges, Francis et Thomas, séquestrer le propriétaire d’un car wash poitevin. Ce début aux allures de film de casse est une fausse piste. Les explications de Wilfrid, le propriétaire, sur le fonctionnement de ses machines annoncent très tôt la couleur de ce film décoiffant : scénario et mise en scène tiendront de la rhapsodie, peut-être parce que s’incruster chez un inconnu pour détourner le fruit de son travail tient du raccroc social, du rapiéçage de deux vies sur une autre.

Deux vies, puis bientôt quatre, voire six : les Belges, rejoints par leurs compagnes à l’accent du Midi, Hélène et Lucie, recrutent plus tard des remplaçants occasionnels auprès de Wilfrid – des petits loubards locaux rencontrés à la buvette d’une fête foraine. Ainsi la mécanique centrifuge du braquage (prendre l’oseille et se tirer) s’inverse-t-elle en puissant agrégateur humain. Comme Pépel (Jean Gabin) qui, dans Les bas-fonds (1936), de Jean Renoir, se retrouve salué et nourri par le baron désargenté qu’il cambriole (Louis Jouvet) avant de voir celui-ci, fin ruiné, s’installer dans la pension borgne où il vit, Francis et Thomas tombent de surprise en surprise avec leur victime. Ce n’est pas tant un retournement du rapport maître-esclave, un contre-braquage, que propose le film, mais une dérive à partir de la situation initiale, suivant le principe d’improvisation qui préside à son tournage. Pourquoi Wilfrid ne tente-t-il pas d’alerter les clients ? De négocier un partage des recettes ? La vraisemblance est délaissée au profit de la réalité palpable, documentaire, des échanges humains. L’absence de résistance du propriétaire déstabilise Thomas et Francis, pour qui l’économie se dérobe sous la philosophie.

Mais c’est aussi une déroute spatiale qui s’imprime à tout le film lorsque le maître des lieux, ci-devant séquestré, se révèle jardinier suprême, voire grand horloger, connaisseur des plantes et des saisons. Mosaïque de décors intérieurs et extérieurs qui ne se joignent jamais, Braquer Poitiers maintient ainsi ses deux héros kaurismäkiens dans une incapacité à embrasser l’espace – ainsi que le temps, puisque Wilfrid oppose à la rapidité de la future dilapidation de leur butin la maturation lente de ses rosiers.

Tout le film s’offre dès lors en une exploration de la vacance. À la fête en ville, où les voleurs et leurs compagnes errent en touristes comme si tout était imbu d’exotisme terroir” , les voici unis par le regard à Wilfrid devant un feu de la Saint-Jean. Les plans splendides sur le château”  de contes de fées insufflent des poussées romanesques ; le pont et la rivière qui les bordent entraînent à la baignade Wilfrid, qui avait oublié de s’y tremper pendant huit ans... Chacun se trouve tiré de ses habitudes, physiquement déplacé, sûr que cela ne durera pas – soit une bonne définition des vacances.

Quand Francis entonne au jardin Ces gens-là, de Brel, le couplet sur une maison “avec presque pas d’murs”  émerge à point nommé : “Et qu’il f’ra bon y être / Et que si c’est pas sûr / C’est quand même peut-être / Parce que les autres veulent pas.”  Or, les autres du film, de sa communauté, qui viendra ou pas, ce sont d’abord les deux jeunes femmes, seules tenancières des comptes et commentatrices des décisions de ces hommes qu’elles hésitent à quitter, en des propos qui s’entendent aussi comme une réflexion sur le scénario pleine d’autodérision : “Leurs histoires, c’est toujours des plans foireux !”  Ce contrechamp sceptique à la pâte amicale qui est en train de lever répand un soupçon qui fait s’emballer l’action en une parodie de drame. Engloutie dans un raccord entre l’intérieur et l’extérieur de la maison, la conséquence d’un coup laisse entrevoir la possibilité d’un meurtre. Un script raturé semble ainsi posé en offrande, à l’état embryonnaire, devant l’horizon documentaire du film : un portrait de Wilfrid, propriétaire des lieux dans la vraie vie.

L’épilogue porte justement son prénom. Cet appendice documentaire saisit au vol la fiction qui vient de s’inachever. Si le spectateur moderne s’est déjà vu ainsi couper l’herbe sous le pied (que l’on pense aux entretiens face caméra des acteurs de La honte (1968), d’Ingmar Bergman, par exemple), cette rupture surprend parce qu’elle ne constitue pas pour autant une sortie”  de la communauté qui s’était ébauchée. Hélène revient en visite chez Wilfrid. Elle a perdu son accent du Sud et partage ses angoisses d’intermittente du spectacle avec l’homme. Or, il est aussi troublé qu’elle : l’émulation de la vie de troupe pendant le tournage, ce précipité grisant, l’a laissé exsangue. Le montage prend le relais de leurs solitudes en montrant Thomas et Francis isolés dans leurs intérieurs bruxellois respectifs, l’un méconnaissable dans une galerie d’art, l’autre ronflant dans une chambrette décorée d’une carte postale du film.

En un dernier baroud, Wilfrid propose de revivifier l’amitié lors d’une fête cathartique “au hameau », non sans rappeler que “catharsis, ça veut dire explosion”. Si ce rassemblement prenait comme une mayonnaise, une liesse finale, on ne serait pas dans Braquer Poitiers mais dans Le sens de la fête ou quelque autre comédie française pressée de rabibocher les familles déchirées et de raccommoder les plaies sociétales. La beauté du geste de Claude Schmitz tient à son insistance à signer une œuvre composite pour restituer la disjonction du monde : Wilfrid parle de son amour pour ses invités sur fond de hurlements saouls, évoque le sacré devant le spectacle de la vaisselle sale. Or, c’est peut- être là que Schmitz situe le cinéma : à cette intersection inconfortable de l’esprit et des sentiments, de la poésie et de la gaudriole. Le spectateur ainsi braqué, hagard comme une voiture rincée par les brosses géantes d’un carwash, se dit qu’il a passé de bien étranges vacances.

Charlotte Garson

Article paru dans Bref n°125, 2020.

France, 2018, 59 minutes.
Réalisation : Claude Schmitz. Scénario : Benoit Rambourg. Image : Florian Berutti. Montage : Marie Beaune. Son : Audrey Lardière, Marc Doutrepont et Maxime Roy. Interprétation : Francis Soetens, Thomas Depas, Wilfrid Ameuille, Hélène Bressiant, Lucie Guien et Marc Barbé. Production : Les Films de l'autre cougar.