Cahier critique 27/05/2020

“Boris Vian m’a ouvert les yeux et cassé le dos” de Michel Gondry

Michel Gondry dans tous ses états !

Depuis Microbe et Gasoil, son dernier long métrage en date (2015), nous n’avons jamais cessé de prendre des nouvelles de Michel Gondry, artiste chouchou de ces pages s’il en est. S’il sembla se faire plus discret ces dernières années, sa petite fabrique poursuivit son cours, entre clips, commandes diverses, expérimentations collectives et, surtout, série télé (Kidding, avec Jim Carrey, depuis 2018) : projets disparates qui ne nous convainquirent pas toujours, nous irritèrent parfois (oui, Détour, son “film” réalisé avec un Iphone 7...), mais qui confirmaient régulièrement à quel point les envies de cinéma de ce passionnant inventeur de formes excédaient les frontières convenues et contenues du long métrage.

Il est à ce titre heureux de voir Gondry revenir au meilleur de sa forme avec un projet hybride – tout à la fois commande et profession de foi – qui en remontre formellement à ses meilleurs clips et qui questionne la marge de manœuvre du cinéaste/artiste face à l’industrie, face à la commande, plus précisément dans le cadre de l’adaptation minée d’un roman-culte.

Le centenaire de la naissance de Boris Vian, célébré tout au long de cette année 2020, permet ainsi à Gondry de clamer à nouveau son amour pour l’œuvre de l’écrivain et de revenir en même temps sur un passage épineux de sa carrière : son adaptation de L’écume des jours, avec Audrey Tautou et Romain Duris, dont l’accueil en 2013 fut pour le moins contrasté. S’il parla beaucoup de Vian à ce moment-là, le voici pouvant le faire en dehors de toute visée promotionnelle, avec recul, avec pas mal d’ironie aussi (quand il rappelle qu’il peut s’estimer heureux que Boris Vian ne soit pas mort en voyant son adaptation de L’écume des jours, mais face à celle, qu’il désavouait, de J’irai cracher sur vos tombes, par Michel Gast, en 1959...).

Partant de l’adolescent découvrant un roman de Vernon Sullivan grâce à son grand frère, jusqu’au cinéaste influent naviguant entre Paris et Hollywood, Boris Vian m’a ouvert les yeux et cassé le dos, c’est à la fois le portrait du jeune lecteur en artiste, et le portrait de l’artiste en adaptateur.

On ne rappellera pas les points de convergence entre l’œuvre de Vian et celle de Gondry : le goût des machines, leur petit côté ingénieur/artisan, un environnement géographique partagé (un coin du 18e arrondissement de Paris), jusqu’à la part prépondérante de la musique dans leur travail. On s’amusera surtout de relever que l’on attribue à Vian la paternité du terme “tube” (au milieu des années 1950, quand il était directeur artistique chez Philips), tandis que Gondry n’a cessé de frayer avec les plus grandes stars de la pop et du rock pour leur ouvrager de splendides véhicules visuels, des années 1990 jusqu’à aujourd’hui.

Mais si l’on a particulièrement aimé le travail de Gondry dans le clip, c’est parce qu’à chaque projet correspondait toujours une idée visuelle singulière, différente de la précédente et déclinée tout du long d’un morceau. Il en va de même ici, avec l’usage du papier découpé et du collage, mixture formelle mêlant dessins naïfs, typographie et géométrie, qu’il touille avec appétit huit minutes durant. Ici, la liberté que s’octroie Gondry est à l’avenant de l’œuvre qu’il célèbre, à la hauteur de la prise de conscience cinéphilique qu’il évoque, cette épiphanie au sortir de Monty Python : Sacrée Graal, quand il mesura, adolescent encore, l’étendue de tout ce que pouvait être un film, de tout ce qui faisait cinéma, loin des carcans académiques et des manuels de scénario policés. 

C’est cette part intime, si personnelle, qui rend ce film-hommage si beau et si émouvant. Car, depuis son documentaire L’épine dans le cœur, en 2010, on n’avait rarement vu Michel Gondry se livrer ainsi.

Stéphane Kahn

Réalisation, scénario et image : Michel Gondry. MontageJake Schwartz et Logan Alexander.
Musique originale : Étienne Charry. Production : Raffi Adlan.