Cahier critique 05/02/2020

“Blue” d’Apichatpong Weerasethakul

Après une Palme d’or, retour au court...

C’est d’abord l’incongruité de la scène qui frappe le spectateur de Blue : au beau milieu de la forêt tropicale thaïlandaise, l’intimité d’un lit dans lequel une femme s’agite. Cemetery of splendour, long métrage d’Apichatpong Weerasethakul présenté à “Un certain regard” au Festival de Cannes en 2015, avait pour cadre une chambre d’hôpital dans laquelle des soldats terrassés par une mystérieuse maladie qui les condamnait à l’inconscience, mais dont leurs corps s’échappaient, comme possédés. Ils étaient veillés par une infirmière incarnée par Jenjira Pongpas, comédienne fétiche du cinéaste que l’on retrouve ici alitée dans la jungle, peinant à son tour à trouver le sommeil.

Court métrage de douze minutes, Blue est une commande de l’Opéra de Paris pour son espace numérique, nommé 3ème Scène, qui explore les relations entre cinéma et opéra au sens large (son bâtiment, des pièces lyriques, des danseurs). Weerasethakul prend à contrepied cette attente en sortant de l’institution culturelle et en offrant la vue d’une nature crépitante bien réelle, fort éloignée de la stylisation coutumière des décors d’opéra. Ce procédé de distanciation se retrouve pourtant dans le second effet d’incongruité du film : deux toiles peintes qui dévoilent entre les arbres un paysage de lever de soleil sur un sentier menant à une montagne puis à un temps au lever (ou au coucher) du jour. On entend la machinerie qui déroule et replie ces décors d’artifice sans savoir exactement si ces éléments appartiennent au décor réel ou à l’espace mental de celle qui cherche à s’endormir.

Car, comme souvent chez Weerasethakul, le sommeil agité permet de conduire vers d’autres réalités, mais se révèle aussi politique, particulièrement depuis l’accession au pouvoir de Prayut Chan-o-cha qui a enserré la Thaïlande dans un régime militaire autoritaire depuis son coup d’état en 2014 (on pense notamment à la lecture que fit Charlotte Beradt du songe dans son livre Rêver sous le IIIème Reich). Le film maintient le mystère sur le pourquoi de la mise à feu hors champ, par la main d’un homme, d’un foyer qui semble consumer le cœur de la dormeuse. On imagine que cette combustion est l’effet d’un reflet du décor naturel, ce que tendra à confirmer le miroir qui réfléchit réfléchit la réalité pour mieux la distordre. Ou pour en offrir un faux semblant à l’image de ce titre, Blue, qui fait sans doute moins référence à la couleur du plaid dont se recouvre le corps de Jenjira qu’à celle du feu à sa plus haute température, avant que son contact avec l’air ne lui donne ses teintes orangées. 

Raphaëlle Pireyre

Réalisation, scénario et montage : Apichatpong Weerasethakul.  Image : Chatchai Suban.
Son : Akritchalerm Kalayanamitr. Interprétation : Jenjira Pongpas Widner. 
Production : Les Films Pelléas et L'Opéra National de Paris.