Cahier critique 17/06/2020

“Bloeistraat 11” de Nienke Deutz

Une délicate chronique des amitiés perdues, en 2D et stop-motion.

Des corps en suspension s’élèvent comme au ralenti, puis retombent avant de mieux remonter, encore et encore. C’est l’été, deux fillettes à peine sorties de l’enfance font du trampoline dans le jardin d’une maison en carton dressée au milieu de nulle part. Au sens littéral : tout autour, il n’y a que du vide, et le ciel bleu pâle à peine troublé de nuages blancs. La caméra, en plan très large, ne nous cache rien de ce pur décor de cinéma, qui se présente d’emblée comme tel, et devient métaphoriquement le monde dans sa globalité. D’ailleurs, la maison tourne sur elle-même comme pour mieux démontrer l’absence totale de hors champ. Lorsque le récit s’achève, elle va même jusqu’à disparaître, ayant rempli son office.

Pour les deux pré-adolescentes aperçues au début, ce décor est un univers qui se suffit à lui-même, cocon protecteur de leur amitié fusionnelle. Elles passent leur été l’une chez l’autre, dans une douceur de vivre enveloppante et rassurante, entièrement repliées sur leur bonheur d’être ensemble. Les deux amies n’ont pas besoin de mots pour se comprendre, et toute leur relation passe par une gestuelle précise, une chorégraphie des corps amorcée par la séquence d’ouverture (elles apparaissent et disparaissent en harmonie dans le plan, puis peu à peu se désynchronisent), un dialogue physique qui traduit la fluctuation de leurs sentiments.

Leurs corps, justement, ont la particularité d'être dessinés, au crayon, sur des silhouettes en celluloïd animées image par image. Le choix de cette matière permet tout un jeu de transparence qui révèle à la fois l'intériorité sanguine et organique des deux protagonistes et leur désir de fusion corporelle et spirituelle. Il dit aussi en filigrane leur fragilité extrême d’enfants en train de muer en jeunes filles, aux contours dès lors incertains et mouvants.

Mais cette délicatesse apparente n’empêche pas la rudesse des comportements et la violence des émotions. L’amitié qui semblait indéfectible ne résiste pas à l’intrusion de la puberté, qui met brutalement les deux protagonistes sur un pied d’inégalité. Une jalousie multiple naît chez celle qui a encore les deux pieds en enfance : rejetée, elle supporte mal de voir celle qui était pratiquement son âme sœur évoluer soudain sur un terrain qui lui demeure encore interdit. Il y a dans sa réaction à la fois une part de déception presque amoureuse et une colère d’être laissée en arrière. Sa camarade n’a pas seulement trahi leur amitié, mais aussi leur enfance. Elle en paye le prix fort, physique comme moral.

Nienke Deutz propose ainsi une radiographie méticuleuse de ces amitiés enfantines précoces teintées d’un sentiment d’absolu qui les rend aussi cruelles que douloureuses. Dans une démarche quasi expérimentale, elle ausculte la matière, les sécrétions et les textures, s’attachant à dévoiler ce qui reste ordinairement caché. L’artifice de l’animation (la notion de décor montré en coupe, l’immatérialité des personnages) est ici non seulement assumé, mais même revendiqué, comme un laboratoire permettant de reconstituer, puis d’observer en toute sécurité, un déferlement d’émotions et de sentiments enchevêtrés, violents et contradictoires, qui pourraient bien ramener le spectateur aux affres de sa propre adolescence.

Marie-Pauline Mollaret

Réalisation, scénario et montage : Nienke Deutz. Animation : Martina Svojiková et Digna Van Der Put.
Son : Aline Gavroy et Valène Leroy. Musique originale : Frederik Van de Moortel. Production : Lunanime.