Cahier critique 29/04/2020

“Bisclavret” d’Émilie Mercier

Un conte médiéval revisité en animation.

Pour son premier court métrage en tant que réalisatrice, un coup d’essai qui s’imposa d’emblée comme un coup de maître, Émilie Mercier suivit un fil d’inspiration peu banal au sein de la production globale. Elle choisit en effet de remonter les siècles pour exhumer l’un des plus anciens poèmes du patrimoine français, lui-même issu d’un conte encore plus lointain. Le terme “bisclavret” semble être une déformation du mot “loup-garou” en ancien breton et cette histoire d’un homme soumis à de telles mutations remonte sans doute à l’Antiquité, un récit similaire apparaissant par exemple dans les Mille et une nuits.

Une certaine Marie de France – dont on sait peu de choses, sinon qu’elle s’était exilée en Angleterre et que son nom signifie seulement d’où elle venait, et non qu’elle pût appartenir à la famille royale – a entrepris au XIIe siècle d’écrire douze récits ancestraux sous forme de lais, autrement dit des vers destinés à être chantés ou accompagnés par des instruments comme la harpe ou la vielle. C’est une adaptation animée de son “lai du Bisclavret” qu’a ainsi entrepris Émilie Mercier, imaginant pour l’occasion un univers graphique particulier, autour d’un mélange d’intrigue amoureuse et de fantastique.

Les premiers plans du film évoquent cet art du vitrail qui fut à l’époque porté à son plus haut point. L’esthétique du style en reprend les traits noirs appuyés autour des personnages ou la lumière ménageant des taches plus claires au centre de certaines portions délimitées par les “armatures”. On passe ensuite à une animation plus classique, mais qui conserve certains éléments de ce cachet formel très singulier. Le trait des personnages est des plus doux, les couleurs des décors et des costumes harmonieuses et l’impression est celle de tourner les pages d’un beau livre d’images, au rythme d’une voix off ayant su garder l’esprit de l’œuvre initiale, ses vers ensorcelants et sa puissante poésie.

La figure du triangle amoureux s’affirme de manière saillante dans la narration, puisque la femme effrayée par la double identité de son mari le trahit et le remplace dans sa couche. La période fut historiquement celle du développement de “l’amour courtois”, nouveau concept diffusé par de grandes épopées comme le cycle des Chevaliers de la Table ronde, qui comprend un autre triangle autour de la Reine Guenièvre, partagée entre Arthur et Lancelot. Ce type de rapports, dans sa quête d’absolu, n’exclut pas une dimension charnelle et le film en rend très justement compte au fil de ces scènes où les amants s’étreignent – jusqu’à la fin où la femme, exilée et ayant refait sa vie, renverse son gentilhomme sur l’herbe ! Cette attitude du personnage, qui prend en main son destin et ébranle toutes les convenances, apparaît assez hardiment féministe en regard de cette ère où l’Église réduisait la femme à un rang inférieur, seulement destinée à la procréation…

Quant au motif du loup, que l’on pourrait croire lié à une veine victorienne, donc à un passé plus récent, il s’inscrit précisément au sein des temps évoqués : il suffit de se rappeler que l’animal hantait alors les forêts et s’attaquait volontiers aux villageois (et même les nobles, comme l’illustre la fin tragique de Charles le Téméraire, dévoré sous les murs de Nancy). Il s’agissait donc d’une terreur permanente et c’est donc un véritable prodige de la part du Roi, dans le film, que d’apprivoiser, tel un chien docile, la bête sauvage.

La magie du récit tient aussi dans Bisclavret au travail remarquable effectué sur la composition musicale par Olivier Daviaud, associant à des chœurs des flûtes, du violoncelle, de l’accordéon et des percussions. On croirait presque – performance de taille ! – à une partition d’époque…

Christophe Chauville

Réalisation et scénario : Émilie Mercier. Animation : Émilie Mercier, Zoya Trofimova, Camille Rossi, Capucine Latrasse, Guillaume Levasseur, Youri Tcherenkov et Sébastien Laudenbach. Compositing : Benoît Razy.
Montage : Hervé Guichard. Son : Christian Cartier, Luc Thomas et Hervé Guichard.
Musique originale : Olivier Daviaud. Production : Folimage et La Boîte… Productions.