"Bête de scène" de Bernard Nissille
Une histoire de comédiens, réalisée par un comédien, pour des comédiens de talent.
Le personnage central de ce premier film, la bête de scène en question, est un ours, celui du Conte d'hiver de Shakespeare. À sa sortie de scène – c'est d'ailleurs là qu'on le découvre –, l'animal se redresse et dévoile sous une massive fourrure un jeune comédien fragile et sensible (interprété par Emmanuel Salinger, parfait), l'un des figurants de la pièce qui ne tire nulle gloire de sa "prestation", mais plutôt des désillusions. On ne le reconnaît pas sous son déguisement ! Sa propre mère elle-même lui communique après le spectacle son trouble : "Mais que faisais-tu dans la pièce?" Grand moment d'ailleurs que cette séquence avec les parents, à la fois irrésistible de drôlerie et cruelle de justesse, l'ours se voyant révéler son inexistence par ses plus proches spectateurs, les plus (les seuls) susceptibles de le remarquer... Bref, l'ours ne supporte plus ce sentiment que nul ne se préoccupe de son sort. Il traîne comme un fardeau sa peau d'ours jusqu'au dehors des planches et doit s'employer à lutter contre l'isolement où il semble confiné. Les autres comédiens et le metteur en scène le maintiennent en effet à l'écart, comme en témoigne cette scène où sa proposition d'invitation à dîner est éconduite dans la gêne, mais fermement, par ses jeunes collègues actrices, lui faisant comprendre qu'il ne fait pas partie de la bande. C'est comme si son enveloppe d'ours lui collait à la peau, tel Octave, le personnage imaginé et interprété par Jean Renoir dans La règle du jeu avec qui il partage certains traits et cette position d'observateur en marge de sa communauté.
Barrières sociales chez Renoir, hiérarchie artistique ici : l'ours n'est qu'un modeste figurant. Une distance le sépare des premiers rôles, les authentiques bêtes de scène. Certes, il a l'opportunité de rompre son isolement avec l'attachante et attentionnée habilleuse (Marina Golovine, charmante), qui n'attend qu'un signe de sa part. Il ne lui rend qu’indifférence : dignité mal placée ? Il tient à s'accrocher à cette troupe même si celle-ci ne l'accepte pas vraiment et l'habilleuse n'est pour lui qu'insignifiante.
Il est à l'inverse irrésistiblement attiré et fasciné par la Reine (Bulle Ogier, éthérée et touchante) depuis qu'elle lui a prêté attention et complimenté de sa “création”. L'ours a cru y voir une brèche dans sa solitude et s'y est aveuglément précipité, sans deviner qu'il ne serait en fin de compte qu'un instrument dans le jeu orageux des relations entre 1'actrice et son metteur en scène.
Les habitués de l'ambiance des métiers du théâtre trouveront sans doute à ce propos matière à s'irriter. Car le parti a été pris de montrer des coulisses soulevées d'une effervescence tournant parfois à l'hystérie, où les relations sont la plupart du temps conflictuelles et tourmentées. Mais un tel postulat imprime au film un vrai dynamisme, soutenu par une caméra très mobile – intrusion indiscrète au sein d'une communauté –, qui joue de l'enchevêtrement des couloirs et de la promiscuité des loges. Et même si la volonté d'hommage d'un art à un autre est sensible, l'objectif était selon nous plutôt de dessiner un personnage et dans cette perspective la réussite est indéniable et le réalisateur a visiblement mis beaucoup de lui-même dans la figure de l'ours1.
Ce jeune figurant n'a pas voulu tenir compte de la règle du jeu qui régit cette micro-société, il a naïvement cru pouvoir se faire aimer de la Reine de scène et matérialiser un conte de fée (voir cette scène "cendrillonesque" où il lui enfile sa chaussure et où elle se laisse baiser le pied). Il a trop espéré et s'entend finalement répondre : “Je t'aime à ma façon, je t'aime en ours, voilà."
La distance n'a pas été abolie. Et avoir outrepassé la règle du jeu l'a coupé un peu plus de la troupe. La scène finale est à cet égard édifiante. Le théâtre doit être évacué en pleine représentation sous la menace d'une alerte. Alors que toute sa troupe fait corps à l'extérieur, l'habilleuse s'aperçoit brutalement avoir "oublié l'ours". Personne d’autre n'y a évidemment pensé. Et dans sa loge, l'ours est seul, définitivement. Il a compris. L'alarme n'en finit pas de retentir. Il regarde dans le vide, résigné...
Christophe Chauville
1. Il l'a incarné dans la mise en scène de Luc Bondy, à Nanterre, en 1989.
Article paru dans Bref n° 24, 1995.
Réalisation et scénario : Bernard Nissille. Image : Benoît Delhomme. Montage : Jeanne Kef. Décors : Wouter Zoon. Son : Frédéric Ullman. Interprétation : Emmanuel Salinger, Bulle Ogier, Patrice Chéreau, Michel Piccoli, Marina Golovine, Marianne Denicourt, Hélène de Saint Père, Catherine Bidault et Roland Amstutz. Production : Why Not Productions.