Cahier critique 29/01/2020

"Au cœur des ombres" de Mónica Santos et Alice Guimarães

Un thriller animé hybride et surréaliste.

Alice Guimarães et Mónica Santos ont puisé dans un vaste vivier d’œuvres cinématographiques et plastiques pour réaliser un conte animé, Au cœur des ombres, dans lequel elles injectent un matériau visuel et thématique mutant qu’elles façonnent en suivant leur tempérament. Ce court métrage, tourné dans un noir et blanc séduisant et arty, bien qu’utilisant des acteurs, obéit essentiellement à la logique de l’animation : ce qui est vu prime sur ce qui est pensé. Quelques grandes influences s’y donnent à décrypter, mais qui ne sont jamais resservies telles quelles : celles de Max Ernst (notamment son roman collage La femme 100 têtes, 1929), de Jan Lenica pour l’animation de surfaces qui lui-même se référait déjà à Ernst, de Charley Bowers, contemporain des surréalistes et qui mêlait animation 3D et acteurs dans ses courts métrages burlesques, et de Guy Maddin, pour le travail sur les atmosphères sombres et le traitement post-expressionniste de l’image. Le “sujet”, car il y en a un, lorgne du côté du film noir, type Le grand sommeil d’Howard Hawks (1946), mais se rapproche en définitive plus du parodique Les cadavres ne portent pas de costard de Carl Reiner (1982).

Dans un monde qu’on identifie comme une “succursale” des années 1940 (voitures, robes), une fable plus cartoonesque qu’angoissante se déploie avec grand style. Natalia, employée dans une entreprise qui stocke des cœurs (comme des bijoux ou des devises), s’ennuie. Contrairement à d’autres citoyens, elle a conservé cet organe (elle le contemple en ouvrant un tiroir niché dans sa poitrine qu’elle peut ouvrir et fermer à sa guise). L’objet de la fiction tourne autour du cœur perdu, ou confisqué, d’un enjôleur qui séduit Natalia afin de lui voler le sien.

La voix-off de l’héroïne-narratrice commente les événements, sans réel sentiment ou pathos, car la “logique” du film, précisons-le à nouveau, est celle, visuelle, transformiste, du film d’animation aux formes changeantes, où le mouvement des humains (souvent montés en stop-motion) fusionne avec celui des objets et accessoires divers. Les trouvailles graphiques sont époustouflantes. Natália et son compagnon arrivent dans une boîte de nuit. Dès que la salle de danse s’anime, les vêtements défraichis de Natália se transforment illico en admirable robe du soir. Lorsque le couple est poursuivi par la police, l’homme fait apparaître, par sa simple volonté, une voiture destinée à les aider à fuir. Le clou visuel du film fait se fondre les amants dans le mouvement des draps dont ils deviennent une excroissance, à moins que cela ne soit l’inverse.

Entièrement bâti sur le croisement perpétuel d’archétypes narratifs, plastiques, sur le mélange de matériaux, de règnes (humains et objets ont le même statut diégétique), Au cœur des ombres est une allégorie dans laquelle le visuel prend le pas sur le cérébral, comme dans un rêve éveillé.

Raphaël Bassan

Réalisation et scénario : Alice Guimarães et Mónica Santos. Image : Manuel Pinto Barros.
Animation et montage: Alice Guimarães. Compositing : Sylvain Lorent et Michael Le Meur. 
Son : Kévin Feildel et Paul Jousselin. Musique originale : Pedro Marques.
Interprétation : Sara Costa et Gilberto Oliveira. Production : Animais, Vivement Lundi ! et Um Segundo Filmes.