“Atlantiques” de Mati Diop
Atlantiques, dix ans avant Atlantique !
“Il y a deux sortes de gens, il y a les vivants, et ceux qui sont en mer.” Jacques Brel, “L’Ostendaise”.
Une histoire de départ tragiquement avorté, d’un jeune homme qui ne sait pas vraiment comment raconter ce qu’il a vécu, ce qu’il a perdu. Une histoire de deuil aussi, d’absence, parce que le jeune Serigne a rêvé jusqu’à sa mort de quitter une deuxième fois les côtes sénégalaises à bord d’une embarcation fragile.
Atlantiques de Mati Diop relate cette épopée en deux temps : un retour, puis une disparition. Serigne, nouvel Ulysse parmi d’autres, tente une odyssée contemporaine, sans autre intuition que celle de croire que de l’autre côté, l’herbe est plus verte et que l’océan y est plus calme. Mais la barrière des flots n’est pas la moindre à franchir.
Il est question de projection dans ses rêves d’une autre vie. Serigne essaie de raconter à ses amis, dans la lumière d’un feu nocturne, sur la plage face à cet océan qui faillit l’engloutir, comment ce qu’il avait projeté s’est fracassé contre les vagues. Mati Diop saisit ce récit ; c’est la première fois que Serigne parle, mais il n’est déjà plus là, se sent comme un naufragé sans terre. Au début du film, on entend d’abord une voix enregistrée : pas de corps, mais dans le défilement abstrait de la bande, dans la rotation des bobines, ses premiers plans annoncent déjà que le projet de Mati Diop est bien de nous parler de spectres, fantômes humains (évocation des noyés lors des voyages) mais aussi ombres des espoirs perdus (le fantasme de l’ailleurs).
Atlantiques est comme une quête mythologique, un voyage, une odyssée dont le départ compte plus que le retour. Pour Serigne, devoir revenir, abandonner, fut douloureux, et a renforcé son obsession du départ. Il repartira. Et il reviendra, en fantôme. Mati Diop, en plein jour, filme les parents, les amis dans une tristesse intime : des visages pleins de chagrin, des femmes qui s’isolent, des proches qui rôdent près de la tombe de Serigne. Entre l’obscurité de la séquence sur la plage et l’éclat diurne sur les visages des proches endeuillés, le film se construit dans une alternance où la lumière, celles des flammes, celle du jour, cerne les personnages, les aveuglant et alourdissant la sensation de perte pour celui qui veut repartir et pour ceux qui sont restés.
Atlantiques s’achève par des plans sublimes montrant les lentilles d’un phare. Contenant la projection de ses rayons en le filmant de près, Mati Diop semble avancer que ce n’est plus nécessaire que ce phare projette si loin sa lumière, qu’elle ne devrait plus traverser l’opacité de la nuit comme elle le fait : dans l’obscurité, ces faisceaux ne désignent qu’un avenir dangereux.
Sébastien Ronceray
Article paru dans Bref n°96, 2011.
Réalisation, scénario et image : Mati Diop. Montage : Nicolas Milteau. Son : Mati Diop et Sylvain Copans.
Interprétation : Serigne Seck, Alpha Diop, Cheikh M’Baye, Ouli Seck et Asta M’Boup. Production : Le Fresnoy.