Cahier critique 23/05/2023

"Almost a Kiss" de Camille Degeye

Une jeune femme munie d’un sac à dos camouflage traverse une ville de province déserte et sa périphérie. Une fois arrivée à destination, un étrange protocole de deuil l’attend.

Un masque chirurgical sur le visage, un bonnet vissé sur la tête et un sac en treillis sur le dos. Quelle est donc cette silhouette insolite ? Une militaire en mission, une errante esseulée ou une samouraï silencieuse ? Cette jeune femme, aux contours mystérieux, c’est Camille Degeye, la cinéaste elle-même, qui vient chercher les cendres de son père en province. Munie de son téléphone portable pour se guider, petite cartographie lumineuse, l’héroïne arpente une ville dépeuplée. Elle traverse des ruelles, des boutiques abandonnées et des parkings désertés. Le crématorium, un lieu chargé de sentiments, se trouve paradoxalement dans une zone industrielle, c’est-à-dire un espace de transit résolument trivial. Sur la devanture s’inscrit une citation humaniste de Winston Churchill : « Montrez-moi comment une civilisation honore ses morts et je vous dirai quelle est la morale de ce peuple. » ; pourtant, ce crématorium n’est jamais montré comme un espace réconfortant, mais plutôt protocolaire. C’est un univers composé de signes, d’imprimantes et d’attestations. 

Avec Almost a Kiss, Camille Degeye poursuit son exploration, non sans humour, de l’aberration inhérente à certaines procédures administratives. Dans le politique Journey Through a Body (2019, cf. Bref n°125), c’était la CAF qui cherchait à trouver des failles, tout en occultant la précarité du bénéficiaire. Il est ici question du parcours presque bureaucratique, sans affect, pour récupérer une relique foncièrement intime. On pense alors à Jacques Tati dans l’accentuation des bruitages ironiques d’un énième carton à remplir (la boîte dans une boîte) ou l’absurdité visuelle véhiculée par ce seul fauteuil vide dans une grande salle d’attente. 

Dans cette expectative saugrenue, justement, l’héroïne investit le lieu avec d’autres mots, un poème de Simon Johannin évoquant la mort comme une transmission. Ce poème nous propulse dans l’intimité d’un appartement à travers un flash-back éthéré. S’amorce alors une dérive mélancolique et introspective. Les objets, les livres, les amis permettent de consoler d’autres formes d’incommunicabilité : les peines sentimentales (par l’entremise de messages) ou familiales. Le film oscille brillamment entre l’implication morale dans le monde extérieur et les retraits intérieurs, confinés et solitaires. Tournée en pellicule, la photographie granuleuse ajoute cet effet mémoriel, comme si dans ces images qui défilaient, on consultait une vieille photo de famille, celle d’un instant qui appartiendrait déjà aux souvenirs. Une fois à l’extérieur du crématorium, Camille retire néanmoins son masque, comme le symbole d’une respiration retrouvée, tout en se tenant droite, pour ne pas que tout bascule. 

William Le Personnic 

Article paru dans Bref n°128, 2023.

France, 2021, 29 minutes.
Réalisation et scénario : Camille Degeye. Image : Robin Fresson. Montage : Valentin Féron. Son : Luc Chessel et Romain Ozanne. Musique originale : Frédéric D. Oberland. Interprétation : Camille Degeye, Annebelle Bouzom et Pauline Fleau. Production : Société Acéphale.