Cahier critique 08/07/2020

“Adoration” d’Olivier Smolders

Le premier chef-d’œuvre d’un grand cinéaste.

Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des jeunes spectateurs.

Le cinéma belge est porteur de particularismes historiques et esthétiques qui l’identifient. Les premiers films d’auteur, reconnus, furent ceux des documentaristes expérimentaux des années 1920 et 1930, Charles Dekeukeleire et Henri Storck. Le cinéma d’Olivier Smolders n’en dérive pas directement, mais il s’en imprègne et revendique cette hybridité constitutive de son univers et de sa pratique. Il opte pour un cinéma essayiste, mais qui n’a rien de commun avec celui d’un Chris Marker, par exemple.  À la poursuite de la ligne politique juste, il préfère le trouble des lignes spirituelles et psychologiques.

Adoration est une mise en scène et une mise à l’épreuve (du thème, du filmage) d’un fait divers survenu à Paris en 1981 : un étudiant japonais, Issei Sagawa, tue une condisciple néerlandaise et mange une partie de son corps. Dans ce court métrage, selon un choix artistique de Smolders, l’assassin devient le metteur en scène afin que l’ensemble se décline comme un rituel.

L’œuvre se déroule dans un lieu unique : une des chambres de l’appartement du jeune Japonais. À l’arrière-fond, il y a une porte que l’étudiant ouvre parfois et, devant, à la place du spectateur, une caméra que l’on ne voit pas mais que le protagoniste met très souvent au point : ses gestes indiquent un changement de focale. En fait, il s’agit d’un changement de place de la caméra, en rapport avec l’action.

Les premières mises au point terminées, le personnage sort et entre accompagné d’une jeune femme. La caméra passe d’un filmage à hauteur d’homme à une position basse, comme chez Ozu, puis surplombante. Généralement fixe, l’appareil (que l’on ne verra jamais) est parfois détaché de son trépied pour filmer fluidement (traquer ?) de près cette femme que l’on sent gênée. On n’entend aucune parole « naturelle ». Simplement, à un moment, le maître des lieux oblige sa commensale à lire un poème ; il enregistre avec un magnétoscope sa voix. Il sort de la pièce, revient avec un fusil et tue son invitée, qu’il découpe ensuite… Le dernier plan qu’il filme montre le couteau avec lequel il se suicide1.

Adoration est un court métrage aussi stylisé que sobre, entièrement tourné en noir et blanc. Présentée comme une épure formelle, l’action se situe entre deux hors-champs (la caméra qui devient notre regard et le fond de la pièce d’où surgissent l’invitée et le fusil) : tant de non-dits et de non-montrés assaillent le spectateur, qui ne voit que la partie émergée de la création de Smolders. Ce dernier ne prend pas parti, il transforme seulement les faits (Issei avait photographié en trente-neuf clichés son forfait) en une sorte d’ascèse spirituelle et mystique, proche en cela de Martyrs, de Pascal Laugier (2008), dans lequel la nécrophilie était comme un appel à l’au-delà, au sacré.

Raphaël Bassan

1. Issei Sagawa est, en décembre 1019, toujours vivant. Libéré de son asile psychiatrique japonais en 1985, il a réalisé de nombreux talk-shows sur son forfait. Trois documentaires lui ont été consacrés dont le dernier, Caniba, de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, est sorti en salles en 2018.

Article paru dans Bref n°125, 2020.

Réalisation et scénario : Olivier Smolders. Image : Thierry Knauff et Walther Vanden Ende. Montage : Thierry Knauff. Son : Marc de Keyser. Interprétation : Catherine Aymerie et Takashi Matsuo. Production : Pi Productions.