Cahier critique 18/09/2019

“Acide animé” de Guillaume Bréaud

Étrange et inquiétant, un classique des années 1990 !

Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l'exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique.” Henri Bergson, Le rire.

Six années après Le vol du frère, l'un des courts métrages les plus inventifs du cinéma français, Guillaume Bréaud replonge avec Acide animé dans son univers si particulier. Le film repose sur une histoire minimaliste dans laquelle une jeune fille manque son train et erre dans une gare. Elle est recueillie par un homme d'âge mûr, accompagné de son chien, qui l'emmène dans son appartement et lui fait prendre de l'acide.

Jeune fille esseulée sans parents, ogre, déguisement, maison labyrinthique, présence de la nuit, expérience initiatique pas de doute, Acide animé se présente sous la forme d'un conte de fées sous acide. Un conte de fées où s'entremêlent habilement différentes émotions comme le rire et la peur. Bergson définissait le rire comme du mécanique plaqué sur du vivant. Au cinéma, ce concept a fondé le comique de deux grands cinéastes pourtant fondamentalement opposés : Charles Chaplin et Jacques Tati, lesquels n'ont jamais cessé, pour le premier, de se constituer en corps hybride mélangeant le mécanique et le vivant (Le cirque par exemple) et, pour le second, de fustiger l'aspect profondément mécanique de la société moderne (de l'hôtel des Vacances de Monsieur Hulot, réglé comme une horloge au manège de la scène finale de Playtime).

De mécanisme, il en est incessamment question dans Acide animé. La jeune fille est enfermée dans un appartement régi par l'automatisme où figure une boîte à musique et où déambule un chien qui se révèle finalement automate. Guillaume Bréaud démontre que ce mélange de nature, s'il provoque tout d'abord le rire, engendre ensuite la peur, plongeant ainsi spectateurs et personnages dans un monde trouble où cohabitent des émotions a priori contradictoires.

Sigmund Freud définissait l'inquiétante étrangeté, source d'angoisses, notamment par ce mélange entre le mécanique et le vivant. Poupées, robots, statues, morts­-vivants : de nombreuses figures de la peur illustrent ce concept. Cette concordance entre le rire et la peur est le sujet même du film de Bréaud et se trouve particulièrement exacerbée dans la scène pivot du film, au cours de laquelle l'homme ôte sa moustache et sa barbe postiches, puis sa perruque devant une jeune fille tour d'abord hilare, puis effrayée et enfin écœurée La jeune fille prend peur parce que coexistent, le temps de quelques secondes, deux réalités bien distinctes sur un même visage1. Le déguisement est systématiquement ambigu au niveau des émotions qu'il suscite. Il peut à la fois provoquer le rire (on se déguise pour aller à une fête par exemple) ou la peur (le masque cache un inconnu qui ne demande qu'à apparaître). Si les postiches du personnage effrayent la jeune fille, c'est parce qu'elles révèlent que le rire est un masque permettant souvent de dissimuler la peur2.

L'intérêt d'Acide animé réside dans le fait que Guillaume Bréaud parvient à faire partager au spectateur le désarroi de la jeune fille. Comment se situer face au film ? Faut-il en rire ? Acide animé entre de plain-pied dans un certain fantastique cinématographique reposant sur le vacillement des apparences et sur l'hallucination. À partir de l'instant où cohabitent deux réalités dans le même corps, dans un même événement, voire dans une même émotion, c'est bel et bien que la perception classique du personnage et du spectateur sont à repenser.

L'un des stratagèmes les plus sûrs pour provoquer un effet d'inquiétante étrangeté, consiste à laisser le lecteur dans le flou quant à savoir s'il a affaire à une personne ou à un automate.” E. Jentsch, cité par Freud in L’Inquiétante étrangeté.

Luc Lagier

1. Comme dans Le vol du frère où une jeune femme portait une perruque blonde, la scène pivot du film repose sur un dévoilement, le factice se trouvant révélé en plein jour.
2. Voir la réaction systématique (le rire) d'une par­tie du public face à une scène de peur.

Article paru dans Bref n°39, 1998.

Réalisation et scénario : Guillaume Bréaud. Image : Olivier Cocaul. Montage : Pauline Dairou. Son : Régis Leroux, Thomas Robert et Olivier Do Huu. Musique originale : Krishna Lévy. Interprétation : Ludivine Sagnier et Didier Bénureau. Production : Les films du bois sacré.