Cahier critique 13/05/2020

“À perdre haleine” de Léa Krawczyk

Un trac de fou...

Rares sont les films à tenter une plongée si profonde dans l’intériorité humaine que le court métrage À perdre haleine, réalisé par Léa Krawczyk. Dépeignant la trajectoire isolée d’un violoncelliste de profession, ce film d’animation emploie les tons de couleur bleue pour révéler les affres d’une âme perturbée. La tension dramatique s’y renforce à mesure que se déploie une situation banale : à l’approche d’un concert (son premier ?), un musicien se bat contre lui-même pour calmer ses angoisses. Mais, dès le début du film, rien n’indique que la pression redescendra ; au contraire, plus le film avance, plus les choses se tendent, mettant le spectateur dans l’attente de savoir si l’intégration à l’orchestre s’établira finalement et si la musique pourra enfin jaillir. La réalisatrice propose un film en forme de parenthèse, commençant par une fin de nuit et se terminant par un possible début de concert. Un entre-deux où une terreur cauchemardesque s’empare littéralement du personnage, lequel processus est rendu dans un style radical (obscurité des fonds, traits fins, jeu entre les lignes droites de l’espace et les lignes courbes des corps), excluant toute figuration simpliste ou réaliste. L’animation, au contraire, y joue une fonction d’indice, excluant la référence au réel pour tenter de saisir par le mouvement des formes une chose a priori non représentable : l’inquiétude.

Film de fin d’études réalisé à l’école de la Poudrière à Valence, ce joyau d’animation donne une nouvelle preuve de l’exceptionnelle maîtrise plastique de la jeune réalisatrice. Après L’amoureuse (adaptation sublime du poème d’Éluard), À perdre haleine poursuit la modalité qui consiste à dissoudre la dimension factuelle dans la dimension onirique. Le lyrisme rejoint ici le crépusculaire, des éclats orange et vert venant parfois casser la noirceur générale. Mobilisant des métaphores simples (par exemple, un nœud-papillon comme signe d’un étranglement et d’un engloutissement), il accorde surtout un rôle fascinant au motif des yeux, les globes oculaires représentant la paranoïa née de la crainte du jugement. Son fond sonore, composé de bourdonnements et de râles, permet de rendre compte de la distanciation moins sociale qu’existentielle ressentie par l’être désorienté. Léa Krawczyk livre la vision singulière d’un monde peuplé d’ombres ; un fond, un tréfonds, un univers de secrets indicibles, au sein duquel un corps sans nom, dont il ne reste que les contours arrondis et poreux, rôde parmi des présences souvent antipathiques. Autant de caractéristiques qui placent le film dans la lignée d’un cinéma d’animation vu comme un laboratoire des peurs les plus archaïques et dont le Polonais Piotr Dumała est l’un des inspirateurs.

Mathieu Lericq

Réalisation : Léa Krawczyk. Animation : Rémy Schaepman et Léa Krawczyk. Montage : Sylvie Perrin.
Son et musique originale : Pierre Oberkampf. Production : La Poudrière.