Cahier critique 17/01/2023

“Churchill, Polar Bear Town” de Annabelle Amoros

Tous les ans, dans le nord du Canada, les ours polaires migrent vers la baie d’Hudson afin d’y chasser le phoque. D’octobre à novembre, en attendant que la banquise se forme, ils prennent leurs quartiers à Churchill, 800 habitants. Considérés à la fois comme prédateurs nuisibles et objet de fascination touristique, leur présence dans la petite ville illustre singulièrement la complexité de notre rapport au monde sauvage.

La localité se trouve sur la route de migration de ceux-ci, qui repartent vers les glaces pour s’y nourrir de phoques durant l’hiver. Attirant médias de tous pays, touristes fortunés, patrouilles de surveillance, elle devient pendant trois mois un insolite parc d’attractions polaire. Si Churchill, Polar Bear Town s’ouvre sur le témoignage d’une des victimes du plus grand prédateur terrestre, le film prend très vite ses distances avec la forme documentaire en juxtaposant plusieurs trames narratives sans lien de causalité immédiate ni commentaire: le quotidien des habitants, la curiosité des touristes, le reportage d’une équipe télé, la surveillance anxiogène de patrouilles aériennes ou terrestres.

Toutes les séquences sont bien sûr aimantées par une même attente, l’apparition du grand blanc, mais toutes procèdent d’une motivation bien différente: fascination, peur, observation, surveillance. En l’absence d’un point de vue central et globalisant, le montage par glissements successifs déjoue tout surplomb didactique pour favoriser l’expérience immersive et sensorielle. Ponctuée par des prises de vues saisissantes, voiles colorés d’une aurore boréale, ondulations lancinantes de vagues gelées, chute irréelle de flocons dans la nuit, l’intrigue s’émancipe peu à peu des attentes narratives pour devenir purement visuelle, quasi atmosphérique.

C’est la grande force des films d’Annabelle Amoros qui, depuis dix ans, utilise la caméra comme un médium son pendule. Entre art vidéo, essai documentaire et cinéma expérimental, tous ses films explorent patiemment des blocs d’espace-temps qui ne se livrent à elle qu’après une immersion de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, un intermonde dont elle libère le magnétisme par dissolution des contours et suspension du sens. Film produit de manière plus classique que ses précédents, Churchill, Polar Bear Town questionne une frontière plus discernable, celle qui sépare l’homme moderne de l’animal, le monde civilisé du monde sauvage. Redouté et exploité par les habitants, recherché par les touristes, surveillé par les patrouilles, c’est l’ours qui à chaque apparition la dessine et la déplace. Mais lorsqu’il s’approche un peu trop, il est anesthésié et enfermé dans une “prison à ours”, puis renvoyé dans sa toundra. Suspendu dans les filets d’un hélicoptère, l’animal endormi s’éloigne, et avec lui l’énigme insoluble de cette rencontre inédite avec l’homme.

Olivier Payage

Article paru dans Bref n°128, 2023.

France, 2021, 37 minutes.
Réalisation et scénario : Annabelle Amoros. Image : Annabelle Amoros et Negin Khazaee. Montage : Laurent Leveneur. Son : Annabelle Amoros, Jules Wysocki, Léonore Mercier et Grégoire Chauvot. Production : Paraíso Production.