En salles 10/04/2017

L’Europe avant l’Europe

Malavida Films ressort en version restaurée, à partir du 12 avril, l’unique film de fiction d’Henri Storck, père du cinéma documentaire belge : "Le banquet des fraudeurs".

Le banquet des fraudeurs est aussi le tout premier long métrage tourné en Belgique après la Seconde Guerre mondiale.  Scénarisé et dialogué par Charles Spaak, avec moult acteurs francophones au casting – Françoise Rosay, Jean-Pierre Kérien, Christiane Lénier, Yves Deniaud, Paul Frankeur, Daniel Ivernel, André Valmy, Raymond Pellegrin et beaucoup d'autres –, ce festin filmique, restauré et numérisé avec le soutien du CNC, sélectionné en 1952 sur la Croisette, n'en demeure pas moins – thématiquement parlant – d'une brûlante actualité.

Ce Banquet..., déclara le co-auteur (avec Joris Ivens) de Misère au Borinage – réalisé au début des années 1930, quand une grande grève paralysa les charbonnages de Wallonie – est né d'une situation politique.

En 1949, la section cinématographique du plan Marshall lui confia en effet la réalisation d'un documentaire sur le phénomène du Benelux, qui devait servir de banc d'essai aux projets d'unification européenne. “Le projet était excitant, les frontières allaient enfin s'ouvrir en Europe. Ces perspectives auraient dû provoquer un enthousiasme général, mais nous nous sommes aperçu qu'elles entraînaient plus de méfiance que d'adhésions, que les gens avaient peur de perdre quoi que ce soit de leurs privilèges. Et il n'était pas question de faire la moindre concession au pays voisin. Un exemple : les ouvriers hollandais avaient des salaires moins élevés que les ouvriers belges. Dans un souci d'harmonisation, on a proposé aux Hollandais d'augmenter les salaires mais leurs syndicats ont refusé, voulant garder aux entreprises hollandaises leur capacité de concurrence. Aucune solidarité de branche à branche, les ouvriers de la métallurgie se foutaient du sort des charbonnages.”

Les ouvriers épousaient les thèses des patrons. Chacun pour soi. Et business first... Ainsi donc, le docu se mua en comédie-farce, à l'instar de la mémorable Kermesse héroïque de Jacques Feyder (1935) dans laquelle Françoise Rosay (épouse de Feyder à la ville) interprète avec talent la pugnace épouse d'un timoré édile municipal. Elle redevient une impétueuse épouse de bourgmestre dans Le banquet des tricheurs. Avec la participation d'indolentes et fugueuses brouteuses bovines, lesquelles  franchissent allègrement les frontières...  

De l'avènement du Benelux au Brexit britannique, le challenge des “dés-unions” européennes se poursuit à vau-l'eau. Réunis dernièrement en mini-sommet à Versailles, des dirigeants allemands, espagnols, français et italiens ont plaidé pour une Europe “à plusieurs vitesses”. Loin de ce Banquet... où trois communautés cohabitent et dont l'action se situe dans une bourgade traversée par trois frontières – l'allemande, la belge et la néerlandaise.

Michel Roudevitch

À propos d'Henri Storck, on se reportera aux numéros 25 et 90 de Bref (respectivement parus en mai 1995 et novembre 2009).