Cahier critique 01/12/2016

"Quelque chose des hommes" de Stéphane Mercurio

Une démarche documentaire d’une sensibilité rare, pour une émouvante variation autour des liens père / fils.

Dans le cadre, des hommes, deux par deux, jeunes et vieux, prennent position pour une séance photo. Face à eux, le photographe Grégoire Korganow, qui poursuit son œuvre au long cours sur la relation père- fils en invitant ces couples filiaux à s’exposer torse nu devant l’objectif. La caméra de Stéphane Mercurio, discrètement placée sur le côté gauche de la scène, observe le travail du photographe, son aptitude à faire surgir l’émotion et la capter au moment propice. La simplicité du dispositif – fond noir uni et profond, plans fixes et musique électroacoustique minimaliste et éthérée, composée par Hervé Birolini – est intégralement consacrée au geste et à la parole de l’artiste, puis à leur résonance sur les corps et les âmes photographiés. Tous ne sont pas beaux : les torses et les visages sont parfois marqués par la vie, par le temps. Une mise à nu essentielle, aux antipodes du voyeurisme ; fragilité, failles et doutes a eurent à ces peaux pâles ou sombres. Le procédé est brut et sans fard, aussi déstabilisant pour les personnages que pour le spectateur. Mais l’objectif est aussi le révélateur du sentiment d’une grande fierté de part et d’autre, d’un attachement pas toujours clairement exprimé auparavant ; dans cet espace-temps en suspens, le geste et la parole se libèrent, par bribes. Le fils de cinquante ans recoiffe affectueusement son père de soixante-dix ans avant la prise ; le père inhibé qui renâclait au contact physique avec ses garçons lâche dans un souffle : “C’est assez remuant comme expérience.”

Il y a les tactiles et les bavards, les taiseux et les distants. Les regards se fuient ou se cherchent, s’accrochent longuement ou baissent rapidement, par pudeur. Grégoire Korganow joue l’entremetteur et le confident dans cette ambiance ouatée ; il ques- tionne, conseille, encourage ou interpelle ses sujets par la voix ; son corps se frotte aux leurs lorsqu’il suggère une nouvelle position. Il est présent, puis il disparaît soudain derrière son matériel. Il les laisse seuls face à l’objectif, leur relation, leurs émotions. La fameuse rivalité complice se lit alors dans quelques paires d’yeux.

Pour capter l’imprévu, le spontané, le photographe déclenche à l’aveugle, avant même de rejoindre son appareil. Il cherche la vérité, la pose non feinte, la pause par- faite. Tapie dans l’ombre, Stéphane Mercurio est la femme témoin de cette chorégraphie très masculine. Sans intervenir, elle rétablit par sa présence un certain équilibre, en écho à celui qui, en psychanalyse, détermine le lien père-fils comme une relation à trois, la mère étant le troisième point, indispensable, à ce triangle relationnel. La réalisatrice sait, une fois encore, rester en retrait, “à côté” de ses personnages pour mieux embrasser son sujet.

Cette liberté donnée à l’image, aux sons et aux silences produit de purs moments de beauté auxquels est convié le spectateur, témoin privilégié de ces face-à-face multidirectionnels, soumis à des mises en abyme révélatrices de l’implication de Korganow dans son sujet ; les clichés de fin sont des autoportraits de lui avec son père, puis de lui avec son fils. Une source d’inspiration qui semble inépuisable pour le photographe, transformé en sujet cinématographiquement fort par la réalisatrice.

Fabrice Marquat 

Article paru dans Bref n°120, 2016.

Réalisation, scénario et image : Stéphane Mercurio. Son : Patrick Genet, Benoît Gargonne et Jean-Marc Schick. Montage : Nicolas Chopin Despres. Musique : Hervé Birolini. Production : Iskra.