Cahier critique 13/03/2017

"24 heures de la vie d’un clown" de Jean-Pierre Melville

1946, premier film de Melville : le portrait du clown Béby.

Lorsqu’après la guerre, Jean-Pierre Melville peut enfin utiliser la pellicule qu’il avait acquise dès 1942 pour réaliser son premier film, il choisit de faire le portrait documentaire du célèbre clown Béby. À la fin de sa carrière, ce descendant d’une grande famille de forains italiens ne pratique plus la périlleuse acrobatie équestre qui fit son succès. Contraint d’y renoncer en raison de nombreux accidents, il se produit dans les années 1940 au cirque Medrano, en duo avec le clown blanc Maïss. Ce n’est pas au réveil que le cinéaste débutant choisit de cueillir cet artiste qu’il admire pour passer vingt-quatre heures avec lui, mais en fin de soirée, juste avant le baisser de rideau de sa représentation. Melville dévoile d’abord le clown par son travail, tel que le public le connaît déjà : sur scène, dans des extraits de numéros musicaux. En lui tenant compagnie à mesure qu’avancent les aiguilles sur le cadran, c’est comme s’il s’efforçait d’ôter successivement toutes les couches de fard qui dissimulent l’homme sous le maquillage de scène.

Melville met en situation l’hommage qu’il rend à la brillante carrière du forain en lui faisant, depuis l’intimité du lit simple dans son modeste appartement de Montmartre, ouvrir la malle aux souvenirs. C’est par ce procédé narratif qu’il convoque des images d’archives de Béby, immortalisé dans ses numéros de pyramide à cheval, des différents grands clowns avec lesquels il forma de célèbres duos, comme Antonet ou Pipo. Il replace aussi l’importance de l’homme au sein de son art en nous donnant à lire les dédicaces de ses pairs ou d’ouvrages de référence sur les métiers du cirque, dédiés à “Béby l’admirable”.

Derrière ce portrait amoureux de l’œuvre, l’œil du cinéaste cherche à capter la fantaisie du quotidien d’un homme toujours en pleine création. Au café, à la maison, il fait des tours, cache son chien facétieux dans son manteau ou sous sa couette, chicane sa femme qui l’attend chaque soir avec un plat de spaghettis, mais semble pourtant le mener à la baguette. Film “parlé” au commentaire post-synchronisé d’après les notes prises pendant le tournage par une sténo, Vingt-quatre heures de la vie d’un clown est guidé par une voix off qui passe avec liberté des propos directs du clown au style indirect d’un commentaire extérieur à l’empathie pleine d’une douce ironie. Il se plaît à filmer ses ablutions aux bains publics qui font face à son appartement, tout autant par fascination pour ce corps qui a voué sa vie au spectacle que pour le plaisir de dépeindre le Paris popu de la rue Lepic dont il filmera les malfrats dans Bob le flambeur quelques années plus tard. “Le cirque de la rue est aussi drôle que le nôtre”, fait dire le commentaire à Béby et son comparse qui s’attablent à la terrasse d’un café pour puiser dans le réel de la rue l’inspiration pour leur prochain numéro. Melville filme la transformation d’une banale scène du quotidien en sketch. La captation sonore de quelques instants de ce comique de la maladresse, des torsions du langage et du bafouillage ne rend que plus émouvante la fugacité de ce spectacle vivant condamné à mourir avec son représentant.

Raphaëlle Pireyre

Réalisation et scénario : Jean-Pierre Melville. Image : Gustave Raulet et André Villard. Montage : Monique Bonnot. Musique : Henri Cassel. Interprétation : Maïss et Béby. Production : Les Films du Jeudi.