News 22/05/2018

Voir ou revoir “Nous” et “Les saisons” d’Artavazd Pelechian

Deux chefs-d’œuvre du court métrage, signés du cinéaste arménien Artavazd Pelechian, sont au programme d’une séance de “Révisons nos classiques” à la Cinémathèque française cette semaine. Nous en profitons pour republier une critique, parue dans le numéro 65 de notre revue, sur "Les saisons”, sous le titre “La symphonie du monde”.

Cinéaste “d'instinct”, si l'on peut dire, en ce sens qu'il se laisse absorber par la beauté de ce qu’il filme, Artavazd Pelechian a pourtant tenu à théoriser sa pratique, avançant, contre Eisenstein et Dziga Vertov, les grands ancêtres inventeurs du “montage d'attraction”, l'idée d'un “montage à contre­point”, juxtaposant deux plans pour “créer une distance entre eux”. “Ainsi, ajoutait-il, on fait monter le diapason d'expressivité et ainsi, graduellement, on augmente l'information dont le film se veut porteur.” Théorie séduisante et souvent reprise par ceux qui écrivirent sur cet auteur. Or, il faut bien dire qu'à revoir aujourd'hui Les saisons, structuré autour de deux grands mouvements, celui des bergers dans l'eau et celui des paysans sous le ciel montagnard, on est frappé par le peu d'informations dont il est “porteur”. Dans cette mise en scène de la répétition, le contrepoint est affaire purement volontariste. La noce paysanne pourrait en faire office, mais elle paraît surajoutée, tout autant que les trois intertitres (“Je suis fatigué”, “On pense que c'est mieux ailleurs” et “C'est ta terre”), qui font fonction de “marqueurs” en ce sens.

Aussi bien, si le film garde toute sa puissance d'évocation, cela tient sans doute à une autre raison. C'est qu'il est travaillé, du début à la fin, par un double mouvement contradictoire, descendant et ascendant. Bergers faisant traverser à leurs brebis des torrents bouillonnants ou paysans faisant descendre aux balles de foin sur des travois rustiques les pentes raides des montagnes (les deux principales figures du film) sont en effet tirés avec violence vers le bas. Cette chute est indiquée tout à la fois dans le plan même par la verticale d'une chute et dans les mouvements de haut en bas de la caméra suivant ces hommes dans leur lutte pas toujours victorieuse contre le déchaînement des eaux ou le poids de leurs chargements de foin, mais toujours acharnée jusqu'au dernier souffle. Et cette impression de dégringolade est encore accentuée par le fait que, dans ces deux épisodes de la traversée du torrent et de la descente des foins, chaque plan est d'une certaine façon doublé, la caméra étant placée une fois à gauche du personnage, une fois à droite, alternance qui précipite encore la sensation de chute.

L'autre mouvement, ascendant, est celui du rythme du film. Il est marqué par un crescendo (allant jusqu'à l'utilisation de l'accéléré) dans sa construction qui reprend, après la longue et paisible pause que constituent la traversée d'un tunnel par un troupeau ou les plans sur de paisibles bovins, et celle, plus brève, sur des gestes de travail, des images semblables ou identiques à celles que l'on a déjà vues, de bergers ou de paysans sur un tempo plus haletant. Et le temps le plus fort de cette accélération est indiscutablement marqué par la vertigineuse descente de bergers tenant à bras le corps une brebis d'abord dans un couloir d'avalanche, puis dans la caillasse d'une moraine sur un rythme allant s'accélérant. Ainsi monte une symphonie dont les “tutti” éclatent à la fin.

Émile Breton

Les saisons (1972, 30 min), sera projeté, accompagné de Nous (1969, 26 min, photo ci-contre), en salle Georges-Franju de la Cinémathèque française, 51 rue de Bercy, 75012 Paris, le jeudi 24 mai à 14h.

L'article d'Émile Breton est extrait d'un dossier consacré aux films-essais dans Bref n°65 (mars-avril 2005). Se reporter aussi, à propos du cinéma de Pelechian, au “gros plan” de  Bref n°12 (printemps 1992). Fin et Vie avaient pour leur part fait l'objet d'un article dans Bref n°21, au printemps 1994.