News 27/07/2018

Picasso, le Godard de la peinture

Organisée à l’occasion du 50e anniversaire du Musée national Picasso (Paris) dans le cadre de Picasso-Méditerranée, Godard-Picasso, collage(s), met en regard l’œuvre de ces deux artistes majeurs. Dominique Païni, commissaire de cette exposition proposée à Arles dans les à-côtés des Rencontres de la photographie, a accepté de nous en présenter les enjeux.

 

Tous les garçons s’appellent Patrick (1959)

On pourrait commencer par le premier plan de Tous les garçons s’appellent Patrick (1959). Godard a choisi de décorer le petit appartement des étudiantes de son court métrage avec une affiche de l’exposition Picasso au Musée des Arts décoratifs en 1955. On y aperçoit aussi, sur la porte de leur salle de bain, une reproduction de Femme au miroir (1932), tableau qu’on retrouvera dans Pierrot le fou (1965).

Au-delà de cet intérêt admiratif du cinéaste pour l’artiste espagnol, de son goût de se confronter à la peinture, on peut voir en Godard et Picasso deux artistes aussi pétris des traditions de leurs arts respectifs qu’habités d’une inlassable volonté de les déconstruire, d’en repousser les limites, tout en ne laissant, in fine, guère d’espace à d’éventuels disciples. « D’une certaine façon, suggère Dominique Païni, Godard et Picasso ont voulu être les derniers de leur art. Comme Picasso dit la fin de la peinture, la Nouvelle Vague exprime celle du cinéma. La finalité de l’art n’est peut-être rien d’autre que de dire sa fin, une fin, dans laquelle nous nous trouvons et qui peut durer indéfiniment. »

À la sortie de Pierrot le fou, Louis Aragon publie dans Les Lettres françaises un long article demeuré célèbre et qui a valeur d’adoubement, « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard », où il multiplie les références : « Dans la palette de Delacroix, les rouges, vermillon, rouge de Venise et laque rouge de Rome ou garance, jouant avec le blanc, le cobalt et le cadmium, est-ce de ma part une sorte particulière de daltonisme ? éclipsent pour moi les autres teintes, comme si celles-ci n'étaient mises là qu'afin d'être le fond de ceux-là. Ou faut-il rappeler le mot du peintre à Philarète Chasles, touchant Musset : C'est un poète qui n'a pas de couleur...etc. Moi, j'aime mieux les plaies béantes et la couleur vive du sang... Cette phrase qui m'est toujours restée me revenait naturellement à voir Pierrot le fou. Pas seulement pour le sang. Le rouge y chante comme une obsession. Comme chez Renoir, dont une maison provençale avec ses terrasses rappelle ici les Terrasses à Cagnes. Comme une dominante du monde moderne. »

Bertrand Tavernier, attaché de presse du film de Godard à l’époque, raconte, dans Voyage à travers le cinéma français, que le souvenir des six mois passés chez les Tavernier à Lyon en 1943 alors qu’ils étaient recherchés, a certainement joué un rôle dans le fait qu’Elsa Triolet et Louis Aragon aient accepté de venir à une projection privée de Pierrot le fou. Aragon n’y a alors sans doute pas été insensible à ce que, par la voix de Belmondo, cadré en gros plan au milieu d’un champ de roseaux, Godard ait emprunté des formules à La mise à mort, tout juste paru. « Quand Marianne dit - « Il fait beau » - Rien d'autre. - À quoi elle pense ? - D'elle je n'ai que cette apparence - disant : - « Il fait beau » - Rien d'autre - À quoi bon - expliquer - ça? - Nous sommes - faits - de rêves - et - les rêves - sont faits - de nous. - Il fait beau - mon amour - dans les rêves - les mots - et la mort. - Il fait beau - mon amour. - Il fait beau - dans la vie.» Ces phrases émanent de la « Seconde lettre à Fougère » de La mise à mort : « Quand tu dis qu'il fait beau, à quoi donc penses-tu? J'entends qu'il fait beau, c'est tout. Je n'ai de toi que cette apparence, ce voile.» p. 132 ; « À quoi bon expliquer cela, si n'est la vie autre étoffe que des rêves ? » p. 132 ; « Et nous sommes de l'étoffe même dont les rêves sont faits... », aux accents shakespeariens, p. 130 ; « Il fait beau, mon amour, dans les rêves, les mots et la mort. Et la vie? Il fait beau, mon amour, il fait beau dans la vie. » p. 133. Sur ces rapprochements, voir ici.

Aragon se pouvait pas avoir oublié que son poème, J’entend, j’entend, mis en musique par Jean Ferrat avait été chanté par Anna Karina dans Bande à part (1964). Il ne savait sans doute pas que Godard avait déjà évoqué sa personne dans un court métrage, Une histoire d’eau (1958), avec cette histoire que raconte l’étudiante au jeune homme interprété par Jean-Claude Brialy : « Justement cela me rappelle un truc à la Sorbonne, il y avait Aragon qui faisait une conférence sur Pétrarque, ici j’ouvre une parenthèse Aragon tout le monde le méprise moi je l’aime je ferme la parenthèse, en Sorbonne donc il se lance dans une longue digression sur Matisse cela dure au moins trois quart d’heure finalement un étudiant lui crie du fond de la salle « au sujet ! au sujet ! » et Aragon, magnifique, fait simplement remarquer que toute l’originalité de Pétrarque consiste justement dans l’art de la digression. » En 1965, dans l’émission de Cinéastes de notre temps consacrée à Godard, Aragon confirme son soutien au cinéaste, disant retrouver dans Bande à part un « mécanisme mental » similaire à celui du Paysan de Paris (1926).

Dans son article des Lettres françaises, Aragon axe une bonne part de son analyse autour de la question du collage. « Il faut bien au bout du compte se faire à l'idée que les collages ne sont pas des illustrations du film, qu'ils sont le film même. Qu'ils sont la matière même de la peinture, qu'elle n'existerait pas en dehors d'eux. (…)  Il faut bien voir que Pierrot qui ne s'appelle pas Pierrot, et qui hurle à Marianne : Je m'appelle Ferdinand ! se trouve juste à côté d'un Picasso qui montre le fils de l'artiste (Paulo enfant) habillé en pierrot. Et en général, la multiplication des Picasso aux murs ne tient pas à l'envie que J.L.G. pourrait avoir de se faire prendre pour un connaisseur, quand on vend des Picasso aux Galeries Lafayette. L'un des premiers portraits de Jacqueline, de profil, est là pour, un peu plus tard, être montré la tête en bas parce que dans le monde et la cervelle de Pierrot tout est upside down. Sans parler de la ressemblance des cheveux peints, et des longues douces mèches d'Anna Karina. Et la hantise de Renoir (Marianne s'appelle Marianne Renoir). Et les collages de publicité (il y a eu la civilisation grecque, la civilisation romaine, maintenant nous avons la civilisation du cul...), produits de beauté, sous-vêtements. » 

Pierrot le fou a réactivé chez Aragon une réflexion entamée dans les années 1920 et poursuivie au gré des circonstances. Il décide alors de réunir ces textes consacrés à des plasticiens en les complétant d’inédits, dont « Collages dans le roman et dans le film », emprunté à la préface de la réédition en 1965 des Beaux quartiers (1936). Dans Les collages, ce livre, « fait de fleurs écrasées entre les pages d’un livre que fut [sa] vie », publié chez Hermann en 1965, Aragon revendique d’avoir écrit, dès 1930, « le premier texte systématique qui ait tendu à faire l’historique de cet art nouveau en notre siècle, et d’en expliquer la nature et la portée, le défi que le collage lance à la peinture traditionnelle. »

On voit assez bien, ne serait-ce qu’en songeant à son œuvre maîtresse Histoire(s) du cinéma (1998) ou au tout récent Livre d’image (2018), combien apparaît centrale et féconde chez Godard la question du collage. Mais « en raison de cette trop grande évidence, explique Dominique Païni, il y eut peu de réflexions à propos des collages proprement dits, travaux manuels opérés avec papier, colle et ciseaux, auxquels Godard s’est adonné pendant toute sa vie de cinéaste, participant ainsi à une sorte d’anthropologie de la culture visuelle aux côtés de Warburg, Kracauer, Eisenstein, Langlois et Pasolini, ce pêle-mêle devenu aujourd’hui incontournable. En effet, parallèlement à une production d’une centaine de films, courts et longs, Godard a toujours pratiqué cette activité : papiers imprimés et notes manuscrites – du genre des notes duchampiennes pour les boîtes vertes et blanches –, photographies en tirages originaux ou dupliquées. Fréquemment, la reproduction photocopiée altéra tout en homogénéisant les documents convoqués. Ce n’est d’ailleurs pas la moindre particularité de ces collages que de connaître une impression incertaine due à plusieurs passages dans la photocopieuse. » Entre autres exemples, est exposé à Arles le fac-similé déplié du numéro 300 des Cahiers du cinéma, entièrement conçu par Godard et mettant en correspondance – c’est le cas de le dire puisqu’il s’agit essentiellement de lettres – des textes et des images.

Le collage est une forme de pensée, « une forme qui pense » comme le dit Godard à propos du cinéma, les rapprochements opérés dans une exposition aussi ; ceux suggérés dans Godard-Picasso, collage(s) n’ont pas fini de résonner.

Jacques Kermabon

Godard-Picasso, collage(s), Abbaye de Montmajour, jusqu’au 23 septembre.

Des œuvres d’autres artistes tels que Alain Bergala (1943), Ange Leccia (1952), Jean-Daniel Pollet (1936-2004) et d’André Villers (1930-2016) sont également présentées.

Cinéastes de notre temps Jean-Luc Godard ou Le cinéma au défi (1965)