Livres et revues 27/02/2017

Un indispensable sur Stan Brakhage

Retour sur un ouvrage de référence publié en 2016 aux éditions Paris expérimental.

Le grand nombre de titres du plus prolifique des cinéastes d’avant-garde empêche d’avoir une vue d’ensemble succincte de son étonnante et originale contribution à l’art du cinéma”, nous prévient, dans l’une des deux études liminaires de l’ouvrage, le théoricien P. Adams Sitney (p. 91). C’est pourtant à cette tâche que s’est s’attelée durant une longue période l’universitaire Émilie Vergé, auteur d’une thèse de doctorat en 2014 : Une étude stylistique du cinéma de Stan Brakhage (1952-2003). Quatre ans après le catalogue raisonné consacré à Jonas Mekas (voir Bref n°107), les éditions Paris Expérimental s’attaquent à l’œuvre monumentale de Stan Brakhage qui, en cinquante ans, a tourné près de quatre cents films de toutes longueurs et formats, tout en demeurant fidèle à l’argentique. Chaque film a droit à un générique détaillé comprenant les formats, les méthodes de travail (pellicule filmée, grattée, peinte), à une description généralement due à Brakhage lui-même, mais également à sa seconde épouse Marilyn ; les films marquants s’enrichissent de commentaires de critiques reconnus. Ainsi pour Anticipation of the Night (Re:Voir Vidéo), le premier film vraiment personnel de Brakhage, Patrice Rollet se fend d’un admirable texte. Enfin, pour chaque film ont été recensés les distributeurs qui possèdent la copie, ainsi que ceux contenus dans des collections privées.

Le parcours de la totalité de la filmographie de l’auteur de Dog Star Man (1961-1964), année par année, titre par titre (opération périlleuse, le cinéaste était réticent à titrer ses films, rêvant d’une œuvre infinie et discontinue, certains d’entre eux devenant des séries avec des sous-séries en abyme), utilisation multiforme du support (filmé, peint1, détérioré chimiquement, souvent résultat de superpositions de diverses couches de pellicule), conduit l’amateur à opérer une synthèse sur tout le courant cinématographique d’avant-garde américain des années 1950-1970.

Confronté à ses débuts à cette vague artistique, la tentation de l’amateur d’y repérer des parentés, des cousinages esthétiques entre les divers cinéastes, était forte. Il est évident, aujourd’hui, que l’on a a aire à un groupement hétérogène d’individus et d’esthétiques, plus ou moins soudés par des liens culturels et historiques, découlant du fait qu’ils étaient distribués par les mêmes coopératives2 ; les visions personnelles de chacun perdurent au-delà des écoles. Stan Brakhage n’est ni post-surréaliste, ni structurel, ni abstrait.

Commentant Roman numeral series I-IX (1979-1980), le cinéaste écrit : “Une série de films qui seraient qualifiés ordinairement d’‘‘abstraits’’, ‘‘non-objectifs’’, ‘‘non- représentatifs’’, etc. Je ne peux tolérer aucun de ces termes et, en fait, j’ai dû lutter contre de tels concepts historiques pour poursuivre mon œuvre” (p. 236). Sitney avait conscience de cette difficulté lorsqu’il publia, en 1974, Visionary Films: the American avant-garde 1943-1978 ; il forgea un certain nombre de concepts afin de classer ces cinéastes souvent éloignés les uns des autres. Brakhage serait le fondateur du “cinéma lyrique”, sur lequel le théoricien revient ici au sujet d’Anticipation of the Night : “Avec ce film, le cinéaste porte à son apogée la crise lyrique au cinéma, dont les qualités fondamentales sont l’expression d’un système psychologique d’observation, de désir et de réaction au temps sans la médiation d’un personnage hors champ. Les éléments stylistiques du film – la couleur, les mouvements de caméra, l’intensité lumineuse, les changements de mise au point, le montage par associations formelles – prennent en charge l’articulation de ces vecteurs émotionnels” (p. 95-96).

 

Brakhage a tenté, toute sa vie durant, de trouver une manière de filmer qui donne l’impression d’être antérieure à la vision normée de la tradition occidentale perspectiviste. Il met au point, à partir de ce film – au cours duquel il épouse Jan Collom, dont il filmera les accouchements successifs, mais également ses enfants à divers âges jusqu’en 1986 (Confession) –, cette méthode qui génère des images proches de celles que verrait un enfant au regard non éduqué. C’est à partir de cette “immersion amniotique” et familiale que Brakhage trouve son écriture proche de celle d’un œil vierge de toute éducation. Il en tire un livre de réflexions, Métaphores et visions (1963, traduit en 1998, voir Bref n°39).

Malgré les différences qui existent entre les cinéastes de cette génération, on peut affirmer que les images, les séquences très particulières conçues par Stan Brakhage enfantent un syncrétisme esthétique qui sert de repère à ce cinéma dit underground. Lorsque l’on pense au New American Cinema, immédiatement surgissent à notre esprit des bouillons d’images proches de l’esthétique brakhagienne. Laissons Émilie Vergé (auteur de la seconde étude) conclure : “Le cinéma de Brakhage peut donc être considéré comme essentiel et structurant pour le cinéma d’avant-garde américain. Beaucoup de cinéastes d’avant-garde ont, en effet, défini leur style en s’opposant de manière déclarée à Brakhage ou au contraire en s’inspirant de son exemple” (p. 53).

Raphaël Bassan

 

 

 

 

1. Brakhage a densifié sa production de films peints après son mariage avec Marilyn, en 1989, qui, contrairement à sa première épouse Jane, ne souhaitait pas être filmée.
2. The Film-Makers' Cooperative (New York), Canyon Cinema (San Francisco). 

 

 

 

Émilie Vergé (éd.), Stan Brakhage, films (1952-2003), catalogue raisonnéParis expérimental éditions, Collection “Outils”, bilingue français/anglais, 2016, 65 euros.