Livres et revues 07/12/2016

Artavazd Péléchian, une symphonie du monde

Un ouvrage polyphonique pour saluer l’œuvre du cinéaste arménien, Artavazd Péléchian.

Une lettre de Serge Avédikian – proche de Péléchian, qu'il accompagna beaucoup, ainsi que ses films, à la rencontre des publics entre 1991 et 2002 – ouvre les contributions de ce stimulant ouvrage collectif. Dans cette missive qui ne fait pas mystère de l'absence de réponse de son destinataire, on lit : « Tu m’as semblé fâché avec le monde qui t’entourait et j’ai eu envie de montrer tes films au monde entier, avant même que tu ne le saches, alors qu’en 1982 l’Union soviétique était encore glaciale. » Ces termes s'accordent bien avec l'image d'un cinéaste secret et misanthrope, avare de ses paroles et apparitions publiques. Le portrait que lui a consacré en 2010 Pietro Marcello (La bocca del lupo, Bella e perduta) s'intitulait d'ailleurs Il Silenzio di Pelešjan [Le silence de Péléchian], lequel s'attardait plusieurs fois sur son impressionnant faciès marmoréen surmonté d'épais sourcils, et ne recueillait pas la moindre parole.
Cette édition signée Yellow Now n'en reste pas à ce mutisme sévère, il met plutôt en valeur le paradoxe d'un cinéaste qui, par les stricts moyens du cinéma, a poursuivi un des dialogues les plus intenses et fertiles avec le monde, dans une filmographie aussi ramassée qu'extraordinairement dense : inquiète et humaniste, authentiquement cosmique et théorique, poétique et scientifique. Cet aspect n'échappe pas à Serge Daney, en 1983, dans son texte “À la recherche d'Arthur Péléchian”, qui débute par cet exergue : “En URSS, Dieu merci, il n’y a pas que des officiels et des dissidents. Arthur Péléchian, cinéaste arménien installé à Moscou, travaille. Sur des documents, sur l’Arménie, sur le cosmos et sur la théorie du montage.” Permettant d'aller et venir sur et dans cette filmographie, l'agencement de l’ouvrage paraît tout à fait idéal pour une œuvre aussi réticulaire et compacte, qui semble porter chacun des contributeurs. Après l'introduction et la lettre de Serge Avédikian, il s'agit d'abord de “Découvrir Péléchian”, puis d'avancer thématiquement (“Images et corps” ; “Esthétique du montage” ; “Théâtre de la mémoire”), de poursuivre “Film par film” et de conclure par la retranscription d'une rencontre avec le cinéaste, à la Fémis, en 1993, dans laquelle il évoque essentiellement le montage, avec limpidité : “Le montage que je pratique, à la différence du montage classique, ne « veut » rien dire. Mon montage crée autour du film un champ émotionnel. Le film a un contact avec notre sphère émotionnelle et cette relation détruit ce montage.
L’évocation d'une œuvre marquée par cette sorte d'éternité atemporelle de l'humanité est aussi une traversée de l'histoire de l'art (Dominique Païni en fait un “Cinéaste d'icônes”). Jean-Luc Godard évoque quant à lui les filiations cinématographiques à l'occasion d'un échange avec le cinéaste arménien (“Un langage d'avant Babel. Cinéma conversation entre Artavazd Péléchian et Jean-Luc Godard”) : “Vos films m’ont paru ne venir que du cinéma. Comme si le travail d’Eisenstein, de Dovjenko, de Vertov avait pu se poursuivre, et donner une impression proche de certains films de Flaherty, ou de certains documentaires du cinéaste cubain Santiago Alvarez. Un cinéma originel et original, tout à fait en dehors de l’Amérique, qui est très forte dans le cinéma mondial.” L'ouvrage intègre aussi l'évocation des projets non réalisés (« Un cinéma écrit » par Marguerite Vappereau), qui vient clore l'analyse film par film : “Le livre, Mon cinéma, publié à Moscou en 1988, compte trois scénarios non réalisés. On peut ainsi découvrir Homo Sapiens, Mirage et La cène. Textes visuels et sonores entièrement tournés vers le cinéma, ils racontent avec précision, en image et en son, les compositions filmées imaginées par Artavazd Péléchian.”

Arnaud Hée

Claire Déniel, Marguerite Vappereau (dir.), Artavazd Péléchian, une symphonie du monde, Yellow Now/Côté cinéma, 2016, 25 euros.