Livres et revues 17/12/2018

André Bazin, les écrits complets

Longtemps différée, la publication de l’intégralité des textes d’André Bazin est enfin disponible grâce aux éditions Macula et à l’opiniâtreté de Hervé Joubert-Laurencin, coordinateur de cet ensemble. Un événement éditorial.

Dans l’introduction, Hervé Joubert-Laurencin donne une idée de l’ampleur du travail effectué : « en quinze petites années de travail (dont une et demi privée de publication par la tuberculose), Bazin écrivit (…) sur l’unique sujet du cinéma, un peu plus d’un article tous les deux jours en moyenne. » Les quelques textes édités en différents recueils – depuis Qu’est-ce le cinéma, dont le volume 1 paraît en 1958, jusqu’au dernier en date, Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague, en 1983), ne représentaient donc qu’un petit échantillon d’un vaste corpus, la pointe émergée d’un iceberg dont on ne mesure l’ampleur qu’aujourd’hui.

La publication de cette intégrale (2700 articles classés chronologiquement, 2850 pages dont 150 pages d’index) ouvre ainsi bien des perspectives à qui veut se pencher sur la réflexion conduite par celui qui est considéré comme le plus important critique de cinéma.

Les pistes sont multiples. Bazin ayant écrit au sein de plusieurs supports, quotidien (Le Parisien libéré), hebdomadaire généraliste (France Observateur) ou spécialisé (Radio-Cinéma-Télévision), revues de cinéma (L’écran français, Cahiers du cinéma), revue « intellectuelle » (Esprit), on peut évaluer comment il change (ou pas) de régime d’écriture, souvent à propos d’un même film, selon le lectorat supposé auquel il s’adresse. Une lecture chronologique sur quelques semaines permet de voir comment, au fil des articles, il affine telle ou telle réflexion, dont on ne connaissait jusqu’à présent que la version la plus aboutie, publiée dans ses plus célèbres recueils. En lisant, dans leur chronologie, les articles consacrés à un auteur – la richesse et la précision de l’index constituent un outil déterminant – on comprend combien et comment le regard de Bazin a pu évoluer à propos de celui-ci.

Le choix des articles réunis bien après sa mort ne pouvait pas échapper aux conceptions du cinéma d’alors et aux hiérarchies que le temps avait forgées. Pouvoir lire tous ses textes permet de mieux saisir un peu de l’écume du temps dans lesquels ils s’inscrivent. Il n’avait, par exemple, pas aimé Le plaisir : « Max Ophuls fait entrer Maupassant dans le cinéma par la grande porte. Je ne pense pas que ce soit la bonne » (L’observateur, 6 mars 1952) ; « Des trois nouvelles, Le masque est franchement raté ; l’autre Le modèle, à demi réussie ; seule La Maison Tellier, véritable petit film, laisse une impression relativement satisfaisante » (Le Parisien libéré, 8 mars 1952). Au nom de la fidélité à l’écriture de Maupassant, qui, selon lui, s’apparente plus à une esquisse qu’à un tableau fini, il oppose aux sketches de Max Ophuls, le classique Partie de campagne, de Jean Renoir, et une autre adaptation en triptyque, contemporaine du film d’Ophuls, Trois femmes, d’André Michel, qui « a su traduire Maupassant avec une fidélité sensible et une adresse dont le sujet ne pouvait se passer » (Cahiers du cinéma, septembre 1952). Cette œuvre, aujourd’hui passablement oubliée, mériterait d’être vue pour mieux apprécier la réflexion du célèbre critique.

Centrées sur ses textes majeurs dédiés aux films et au cinéma, les précédentes éditions n’ont repris aucun de ses nombreux articles consacrés à la télévision naissante. Pendant les derniers moments de sa vie, fréquemment immobilisé chez lui, Bazin a beaucoup regardé et décrit les programmes de l’unique chaîne qui existait alors. On y retrouve son art de la description, son sens des nuances, l’élégance de son écriture, un art de la formule et de la métaphore, l’humour aussi dont il fait souvent preuve, la curiosité dont il ne s’est jamais départi pour toutes les nouveautés, n’hésitant pas même à esquisser quelques prophéties – on connaît son texte sur le « mythe du cinéma total ».

Dans ce témoignage précieux sur ce moment où la télévision va prendre de plus en plus de place dans la pratique des loisirs, on peut entendre à quelles aspirations pouvaient prétendre ce nouveau mode de diffusion et de créations, comment il était possible d’en définir la spécificité (Bazin fut particulièrement inspiré par le principe du direct), mais aussi découvrir des réflexions dont la pertinence résonne encore aujourd’hui : « Que serait (…) un film retransmis dans les salles, sur grand écran, à partir d’un émetteur central, serait-ce encore du cinéma ou de la télévision ? » (Réforme, 17 septembre 1955).

Ce ne sont là que quelques unes des pistes vers lesquelles cet ouvrage peut engager, au-delà même du simple plaisir de lecture qu’il procure. Avec la publication de cette intégrale, il sera plus difficile de simplifier et de caricaturer Bazin. Le nouveau champ de réflexions sur ses textes, entamé il y a quelques années par Hervé Joubert-Laurencin et Dudley Andrew, va pouvoir prendre un nouvel essor.

Jacques Kermabon

André Bazin, Écrits complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin, Édition Macula, 2018, 149 euros.

 

 

Le cinéma, une hallucination vraie

Du numéro 111 (mai 2014) au numéro 116 (août 2015) de Bref, anticipant sur l’édition, que nous pensions alors imminente, de l’intégrale des textes d’André Bazin, nous avions publié, sous la forme de plusieurs chapitres, des entretiens propres à éclairer telle ou telle facette du célèbre critique et agrémentés de quelques articles rares.

Alors que les éditions Macula sont venues à bout de cette publication tant attendue, nous redonnons ici, la rencontre avec Jean-François Chevrier, en compagnie de Hervé Joubert-Laurencin, publiée dans notre numéro 111, au cours de laquelle on comprend à quel point les réflexions de Bazin sur le cinéma se révèlent fécondes largement au-delà du seul champ du septième art.

J. K.

  “C’est que, pour le surréalisme, le but esthétique est inséparable de l’efficacité mécanique de l’image sur notre esprit. La distinction logique de l’imaginaire et du réel tend à s’abolir. Toute image doit être sentie comme objet et tout objet comme image. La photographie représentait donc une technique privilégiée de la création surréaliste puisqu’elle réalise une image participant de la nature : une hallucination vraie.”

André Bazin, “Ontologie de l'image photographique

Jacques Kermabon : Il n’est pas si fréquent que les historiens de l’art prennent en compte le cinéma avec le sérieux avec lequel ils abordent la peinture. Votre intervention dans un colloque consacré à André Bazin fait ainsi figure d’exception. Pour autant, vous n’aviez quasiment rien publié sur le cinéma.

Jean-François Chevrier : J'ai toujours vu beaucoup de films, mais je ne m’estimais pas habilité à écrire sur le cinéma, considérant que je n’avais pas les connaissances historiques suffisantes. J'écris sur la peinture, sur la photo parce que, à tort ou à raison, j'ai l'impression de connaître assez de choses dans ce domaine. Mais mon intérêt pour André Bazin dépasse la question du cinéma. Je me suis aperçu assez vite, dans les années 1970, que, de tous les critiques de langue française de l'après-guerre, tous domaines confondus, il était celui que j'avais le plus de plaisir à lire, qui m'apportait le plus.

Bazin est un littéraire qui choisit le cinéma, non pas contre l'art, mais selon une conception qu'il se fait de l'art, et à laquelle le cinéma correspond. Pour en percevoir l’origine, il faut remonter au XVIIIe siècle avec l’invention de l'art pour le public et la naissance de la critique d'art. L’œuvre vise le public, elle est faite pour le public, et le jugement critique répond à cette exposition. Ce genre paralittéraire se forma-lise avec la publication des comptes rendus des salons et s'institutionnalise à travers la pratique de grands écrivains, comme Diderot, puis plus tard Baudelaire. À travers le cinéma, qui n’est pas un art d’élite, Bazin appartient à cette lignée et inscrit son activité dans le cadre du militantisme lié à l’éducation populaire. Son article, “Ontologie de l’image photographique”, était une commande pour un ouvrage, Les problèmes de la peinture, coordonné par Gaston Diehl. Quand il prépare cet ensemble, depuis Lyon, Diehl sait que la fin de la guerre est proche, que le livre va paraître après-guerre, et il l’envisage dans la perspective de fonder les bases d'une redéfinition de l'art pour le public. Il y a beaucoup de publications de ce type après-guerre, en particulier à propos du cinéma. La question est alors de savoir comment le cinéma, qui a été un instrument de propagande, qui s'est compromis avec les totalitarismes, peut servir la démocratie ?

Bazin n'est pas du côté d'un art populaire anti-artistique, ce qui serait une façon d'ignorer l'histoire de l'art ou ce que j’appelle “la question de l'art”. Cette question, Bazin ne la rejette pas et, d’un autre côté, il ne cherche pas non plus une conciliation, une espèce de synthèse entre le cinéma et ce qu’on appelle les arts plastiques. Sa position demeure pertinente pour continuer à poser la question de l'art aujourd’hui.

Maintenant, si l’on essaie de penser la question de l'art avec le cinéma, on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur le rapport entre le cinéma et la photographie. On est obligé de penser comment celle-ci s'est définie historiquement entre les beaux-arts et les médias, c'est-à-dire un peu des deux côtés, et comment cette définition historique de la photographie est aussi une définition de l'art moderne. C'est par la photographie qu'on peut penser la situation du cinéma, entre les beaux-arts et les médias, notamment via le cinéma documentaire, via la visée documentaire.

Jacques Kermabon : Le cinéma documente le monde…

Jean-François Chevrier : Dire que l'art s'intéresse au monde signifie aussi qu'il est dans l'actuel, dans l'actualité. C'est le critère moderne du réalisme. Émile Zola parlait d'“actualisme”. Quand on dit “documentaire”, on fait référence à cet intérêt marqué pour le monde et l'actualité, mais on pense aussi “document”. Le document se détache de la documentation et de la stricte fonction documentaire. Investi d'une exemplarité et d'un caractère de singularité, il gagne une aura qui l'apparente à l'œuvre.

Ce rapport entre l'œuvre et le document s'est accentué avec les réalismes, mais aussi dans le surréalisme. S'il y a une caractéristique du surréalisme, c'est bien l'importance accordée au document, non plus le document réaliste bien sûr, mais le document poétique ; et Bazin, on ne le voit jamais suffisamment, est l'héritier direct d'un intérêt pour le document qui est à la fois réaliste et surréaliste, en d'autres termes poétique, et il ne veut pas sacrifier l'un pour l'autre. D'où, chez lui, cette espèce de danse complexe ; d'où, aussi, la référence à une formule empruntée à Hippolyte Taine, “l'hallucination vraie”. Pour Bazin, le réalisme cinématographique inclut l'hallucination.

Hervé Joubert-Laurencin : Connaissez-vous ce texte de Bazin qu'a retrouvé Dudley Andrew dans un exemplaire de L'imaginaire, de Jean-Paul Sartre ? Janine Bazin avait proposé à Dudley de prendre, dans la bibliothèque d'André Bazin, un livre de son choix. Bien des années après, en le ressortant, une feuille en est tombée, quelques lignes dactylographiées, un commentaire probablement de Bazin. Dans ces notes, jusque-là inédites, il donne un exemple, la photographie où l’on voit la cuisinière de Landru, sous scellés, entre deux policiers, et dans laquelle le tueur de dames est censé avoir brûlé les corps de ses victimes. Cette photo, dit-il, nous émeut car elle évoque ce fait divers au-delà du caractère de représentation analogique donné à la photographie.

Jean-François Chevrier : Le “document” c'est cela, effectivement, un mot fourche, qui va du côté du réalisme et aussi du côté du surréalisme, du rêve, de la poésie, de l'hallucination.

Jacques Kermabon : Ce que vous dites va à l'encontre des clichés liés à Bazin, décrit comme un apôtre du réalisme, dans une conception finalement naïve de la question. Mais cette réduction de sa pensée passe aussi par des formules demeurées célèbres, “la robe sans couture de la réalité”, citées hors contexte sans savoir de quels textes elles proviennent…

Hervé Joubert-Laurencin : Celle-ci, j'ai mis longtemps à la retrouver, il s'agit de la dernière phrase du chapitre “Renoir français” de son livre posthume, Jean Renoir. Du reste, comme me l'avait fait remarquer Jean-Louis Leutrat, l'expression fait référence à l'Évangile [Jean, 19, 23-24, psaumes XXII,19], où il est question de la robe sans couture du Christ. De même, je viens juste de retrouver d'où vient “tous les films naissent libres et égaux en droit”, formule admirable que Bazin a appliquée parfaitement1. James Tweedie, dans “Le mauvais goût d'André Bazin” (Ouvrir Bazin, p. 238), explique combien l'esprit curieux de Bazin le fait s'intéresser à une multitude de domaines. Il rappelle qu'il écrivit beaucoup d'articles sur ce que nous appellerions aujourd'hui la télévision trash et le cinéma culte et, qu'en cela, il semble vraiment notre contemporain. Bazin a, en effet, parlé de courts métrages, de documentaires, de films pour enfants, de films d'exploration, de films animaliers, de façon beaucoup plus importante que n'importe quel autre critique.

Jean-François Chevrier : Son ontologie du cinéma suppose une égalité du monde. Tout a la même densité ontologique. Mallarmé est celui qui, dans un texte fondamental, en 1874, dit, à propos de Manet, combien la question du plein air est liée à la question démocratique. Il est le premier à dire cela, en rejetant l'idée du relief comme dramatisation. Dans la peinture de plein air, tout est traité à égalité ; il y a une plénitude ontologique du plein air au contraire de la lumière d'atelier, qui produit des contrastes dramatiques et met certains éléments en relief. Démocratie du tableau, démocratie de la lumière. C'est une métaphore bien sûr, mais cette métaphore de la démocratie du tableau permet d'articuler une idée de l'art moderne et une idée du public moderne.

Ce qui est intéressant aussi, c'est le rapport qui s'établit à un moment donné entre Bazin et une théorie de la peinture qui, aux États-Unis, va passer par Clement Greenberg. Un théoricien inventif comme Bazin se trouve nécessairement à avancer des idées qui entrent en correspondance avec d'autres domaines, même s'il ne les connaît pas. Ainsi, ce qu'il dit du cinéma fait écho à une théorie de la peinture, qui, aux États-Unis, va passer par l’idée du tableau peint allover (d’un bord à l’autre), en particulier à propos de Pollock. Cette théorie du champ pictural unifié, all-over, renvoie à un champ égalisé qui correspond à l’égalité ontologique que Bazin met constamment en avant. Cette égalité ontologique, qui correspond à une certaine idée du tableau, est aussi une idée politique de l’art et du public de l’art. Le film s’adresse au public, au public en général, dans son indétermination, au-delà des audiences catégorielles.

Propos recueillis par Jacques Kermabon, le 1er mars 2014

 

  1. Pas de fossé entre un « cinéma de l’élite » et un « cinéma populaire »”, Radio Cinéma Télévision (ancien nom de Télérama), n° 124, 1er juin 1952. Il s'agit d'un article conclusif d’une série d’articles écrite à plusieurs pendant près d’un an, intitulée : “Où va le cinéma ?

Historien de l'art, professeur d'histoire de l'art contemporain à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, commissaire d'expositions, Jean-François Chevrier a publié de nombreux articles et ouvrages dont L'hallucination artistique. De William Blake à Sigmar Polke, L'Arachnéen, 2012, dans lequel figure un chapitre consacré à André Bazin.

Professeur d'université, spécialiste du cinéma d'animation, de Pier Paolo Pasolini, Hervé Joubert-Laurencin est le maître d’œuvre de l’édition de l'intégrale des textes d'André Bazin. Il est l'auteur du Sommeil paradoxal et le cocoordinateur (avec Dudley Andrew) d’Ouvrir Bazin.