En salles 02/09/2018

Entretien : Camille Vidal-Naquet

Avec la certitude que “Sauvage” restera comme l’un des premiers longs marquants de 2018 et alors que “Mauvaise tête” est visible en ligne sur Brefcinema, nous avons rencontré leur réalisateur Camille Vidal-Naquet.

À l’heure de la sortie de Sauvage, votre premier long métrage, quel regard portez-vous sur vos débuts et sur Backstage, au tout début des années 2000 ?

J’avais en fait déjà tourné un premier court métrage, autoproduit, en 1996 : Génie. C’était la traduction, en langue des signes, du poème du même titre d’Arthur Rimbaud. L’expérience avait été passionnante, mais c’était un film qui n’avait pas été entrepris dans des conditions professionnelles, au contraire de Backstage, produit par Lazennec. C’était il y a longtemps, mais il y a plusieurs similitudes avec Sauvage, finalement, car il y avait à la base un personnage de jeune homme très seul, que l’on a pu retrouver dans Mauvaise tête et aujourd’hui dans Sauvage, avec à peu près le même âge à chaque fois...

Dans Backstage, le héros se croit très entouré, mais sa solitude ressort en même temps que les difficultés apparaissent. Mauvaise tête est peut-être un peu plus optimiste, si l’on peut dire, mais le garçon est très seul lui aussi, surtout au début. Et puis, Backstage affirmait mon goût pour le film de genre, avec aussi des références au fantastique, sinon à l’horrifique dans Mauvaise tête (photo ci-contre), ce qui ne caractérise pas, en revanche, Sauvage, où j’ai le sentiment d’avoir davantage plongé dans le concret, je suis revenu peu à peu vers la réalité, je me suis éloigné de la stylisation du début et d’univers plus fantasmatiques.

Un intervalle de temps conséquent s’est écoulé entre Backstage et Mauvaise tête, quelle en est la raison ?

Après Backstage, j’ai pas mal hésité sur ce que je voulais faire ; j’ai pensé à enchaîner avec un premier long directement, mais je n’étais pas moi-même convaincu par mes premières idées, donc cela a pris du temps. J’ai besoin, pour écrire, d’être complètement dedans, à fond, en immersion.
J’ai préféré attendre et j’ai enseigné, tout en faisant diverses choses, comme des publicités ou des web-docus, en attendant d’avoir la bonne idée. Ce qui a, petit à petit, abouti à ma rencontre avec Emmanuel Giraud des Films de la Croisade, même si nous nous étions déjà croisés il y a longtemps, en vue de creuser le projet de Sauvage, où quelque chose, cette fois, me portait vraiment. Mais d’un point de vue général, je ne suis pas pressé, je n’ai aucune impatience à ce niveau-là.

L’idée initiale de Sauvage était-elle liée à cette figure d'un garçon sans attaches ?

Oui, j’avais envie de quelque chose de lié au réel, comme pris sur le vif, et en tout cas moins sage que Mauvaise tête, avec ses plans très posés, son rythme assez lent, qui ne laisse aucune place à la spontanéité et apparaît même étouffant, sinon sclérosé. Au contraire, faire Sauvage a été l’inverse, comme une libération ; tout était en caméra portée, je me suis lâché, même si tout était contrôlé sur le plateau, mais la volonté était à la base celle d’une fulgurance, d’un jaillissement. J’avais besoin d’exprimer mon penchant pour une telle liberté...

Comment avez-vous mené la phase d’écriture du film ?

J’ai d’abord écrit un scénario en inventant complètement et c’est seulement dans un second temps que je suis allé sur le terrain ; je voulais me documenter comme je l’avais fait pour Mauvaise tête dans les salles de dissection et en rencontrant des étudiants. Mais pour Sauvage, je suis allé au contact de ces garçons se trouvant dans la situation de Léo, sur une très longue période, environ trois ans, à la fois en vue de me documenter et aussi parce que je ressentais beaucoup d’empathie à leur égard, parfois de véritables amitiés, une envie de se connaître mieux et de se revoir.
Il n’a d’ailleurs pas été facile d’arrêter et de tourner effectivement le film, que je ne voulais surtout pas sociologique ou destiné à expliquer les mécanismes de la prostitution homosexuelle masculine, son pourquoi et son comment. Même si c’est un univers assez peu représenté à l’écran, mais c’était avant tout l’émotion de ces trois années d’immersion que je voulais conserver.

Était-il difficile de monter un tel premier long ?

Franchement, il aura été beaucoup plus simple de financer Sauvage que Mauvaise tête, par exemple. Ce dernier avait été fait avec très peu d’argent et ça a été compliqué, ça a pris beaucoup de temps, comme c’est encore fréquent dans le court métrage.
Sauvage, en comparaison, a eu un financement assez classique, avec l’obtention de l’Avance sur recettes, puis l’engagement d’une Région – le Grand-Est –, et de la Ville de Strasbourg. Ce qui nous a suffi, car nous savions ne pas avoir besoin d’un budget astronomique. Mais cette modestie nous a aussi servis, nous étions très proches entre nous et les conditions de tournage étaient très simples, ce qui correspondait bien au propos et au type de personnages dont nous voulions parler. Au final, je n’ai eu aucune censure, mes producteurs m’ont accompagné au plus près, dans une parfaite compréhension du projet, y compris dans sa frontalité. Tous les comédiens et les techniciens ont suivi de la même façon, dès le départ. Ma préoccupation principale était que les scènes soient justes, à la fois d’un point de vue moral et esthétique. C’était le plus délicat, mais je me suis senti très libre dans mes choix.

Le film ressemble-t-il beaucoup, au final, à son scénario ?

Non, le montage a beaucoup changé, la deuxième partie est assez similaire, mais tout a changé dans la première : l’ordre des séquences et même les histoires vécues par les personnages. Léo, en fait, est pour moi dans une forme de déconnexion, il vit une instantanéité absolue, il nous dépasse un peu, moi le premier ! Il vit des moments sans lien avec la réalité ou avec le passé – on ne sait rien du sien,. Il ne projette rien non plus de son futur, il est dans un oubli de lui-même, il ne se voit même pas, ce qui est aussi sa force, ce qui conditionne sa présence au monde. J’en ai été fasciné : je n’étais pas capable, en l’écrivant, de justifier tous ses actes ; je l’observais parfois avec incompréhension... L’expérience de vivre avec lui et partager sa sidération est sensorielle, avec la brutalité qui est suggérée par l’exclusion. L’approche est donc de l’ordre du ressenti, pas de l’analyse sociale. Il y a une notion d’absolu, et le crack est présent dans le film car il y est directement lié : ceux qui en consomment parlent de l’instant, de ces dix secondes d’effets fulgurants qui valent, selon eux, de tout sacrifier pour pouvoir recommencer.

Quitte à avoir, comme Léo, un organisme déjà incroyablement abîmé...

Je ne sais pas trop d’où vient mon intérêt pour le corps, au-delà de mon attrait affirmé pour le film de genre et pour la série Alfred Hitchcock présente..., que j’aimais beaucoup. Et puis, il y a un paradoxe qui m’intéresse entre un corps malade et sa possible puissance, ce qui était déjà présent dans Mauvaise tête.
Dans Sauvage, le corps de Léo est souffrant, mais il ne le voit pas, il l’a oublié, ayant appris à l’offrir, sans avoir l’air d’être au courant de ce qui lui arrive. Il n’est pas dans une logique d’autodestruction, mais juste dans l’oubli : il ne comprend pas qu’il doit se soigner, il n’a par exemple pas conscience de ne plus respirer normalement et de pouvoir y remédier. Ce n’est pas un rebelle et par exemple, dans la scène avec la femme médecin, il ne comprend simplement pas ce qu’elle lui dit. Je cite souvent le personnage de Paul Newman dans Luke, la main froide, qui n’est lui non plus pas conscient dans cet univers tellement dur de la prison ; on ne saisit pas facilement son fonctionnement, mais il est rayonnant et reste debout, plus puissant que tous les colosses qui l’entourent.

Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs, en premier lieu Félix Maritaud, dont la performance est assez inouïe ?

Tout était très écrit – comme sur tous mes films – et ma direction d’acteur était la même : le comédien doit exactement restituer le texte, avec la musicalité, les pauses et les intonations que j’ai imaginées ; il n’y a pratiquement jamais d’impro, même si j’en ai parfois tenté, mais ça ne marche pas... Les comédiens n’ont pas beaucoup de liberté avec moi, mais c’est aussi pour eux un exercice et ici, leur spontanéité était intéressante, c’était comme un point de rencontre pour que je m’adapte et que les choses jaillissent, ce qui se traduit par un nombre important de prises – le plus souvent une dizaine, voire une quinzaine.
Mais les comédiens en sont plutôt satisfaits, même si c’est beaucoup de travail pour eux. Et ils en sont parfois récompensés : Félix Maritaud a eu un prix d’interprétation à la Semaine de la Critique, à Cannes, comme Alexis Loret l’avait eu jadis, à Clermont-Ferrand, pour Backstage... C’est une partie important de la tâche du réalisateur : s’assurer que les comédiens sont au maximum de ce qu’ils peuvent donner et pour ma part, je ne m’arrête que lorsque j’en suis sûr, au-delà de la fatigue ou de la lassitude.

Propos recueillis en juillet 2018 par Christophe Chauville