DVD 24/06/2017

"Une sale histoire" de Jean Eustache, deux films en miroir

« Expérience esthétique au-delà de la vulgarité ou de l’abjection », Une sale histoire, de Jean Eustache, est enfin disponible en DVD.

Au prisme de son œuvre la plus connue, La maman et la putain, on conserve du cinéma de Jean Eustache l’image d’une matière puisée au cœur de sa propre existence. Même si leurs styles diffèrent, il partageait avec Maurice Pialat le souci de recréer des moments de sa vie jusqu’à se soucier de revenir tourner sur les lieux mêmes où ils furent vécus. Luc Béraud a raconté dans Au travail avec Eustache combien, sur Mes petites amoureuses, ces exigences provoquaient un tissu émotionnel qui, s’il nourrissait le film, pouvait aussi perturber le tournage.

De là à prendre pour argent comptant tout ce qu’il offrait à nos regards, il n’y a qu’un pas que la tonalité documentaire de certains de ses courts métrages incite volontiers à franchir. Prenons la simplicité du dispositif de son dernier film, Les photos d’Alix, où, en compagnie du jeune Boris, fils du réalisateur, la photographe Alix Roubaud commente certains de ses clichés et livre des clés aux résonances autobiographiques. Ce jeu avec les codes d’un cinéma de l’évidence, de la transparence n’est qu’un leurre. Le film révèle peu à peu sa véritable nature : un travail de montage sophistiqué et une réflexion en acte sur la représentation cinématographique.

Le même geste d’équilibriste sur une ligne de crête entre vérité et mensonge gouverne les films du DVD édité par Potemkine. Ainsi, Le jardin des délices, commande télévisuelle qui, entre descriptions précises et interprétations nébuleuses, se donne comme un commentaire du fameux triptyque de Jérôme Bosch par Jean-Noël Picq, relancé parfois par des questions de Sylvie Blum, Catherine Nadaud et Jérôme Prieur qui l’écoutent, est en fait le fruit d’une reconstruction millimétrée à partir d’un matériel guère cohérent. Picq, un des plus fidèles complices d’Eustache, a raconté dans le « Spécial Jean Eustache » des Cahiers du cinéma (n° 523, avril 1998) que, sur le tournage, lui autant que le réalisateur étaient ivres et qu’il ne voyait vraiment pas ce qui pourrait être tiré des propos décousus qu’il avait tenus. Mais, au prix d’un long travail de montage, Eustache a réussi à donner un sentiment de continuité et d’évidence à un matériel chaotique. « Il exprime quelque chose dont il est très difficile de parler parce que c’est la certitude, c’est l’évidence, c’est les choses telles qu’elles sont. » énonce mystérieusement Picq, dans le film, à propos de l’œuvre de Bosch. La formule résonne avec le cinéma d’Eustache.

De même, dans l’entretien des Cahiers du cinéma, Picq dit d’Eustache : « Il y avait chez lui un phénomène de récupération cinématographique, la tentative impossible de reprise du passé, de reformulation de ce qui n’a été non pas vécu mais déjà formulé, avec un sentiment de déjà-vu, de déjà-entendu. » Une sale histoire met ainsi en regard deux courts métrages, l’un documentaire – Jean-Noël Picq y est le narrateur de ce qu’il présente comme un témoignage – précédé d’un autre, une fiction qui reprend les même dialogues, reconstitue la scène, avec, dans le rôle de Picq, Michael Lonsdale.

Revoir en DVD ce film mythique confirme le trouble et l’incertitude que provoquent cet effet de répétition et ce qu’il raconte, un récit que n’aurait pas renié Georges Bataille : celui d’un trou au bas de la porte des toilettes dans les sous-sols d’un café par lequel il avait une vue directe sur le sexe des femmes. Pouvoir évocateur de la parole, méditation sur le vrai et le faux, considérations physiologico-esthétiques sur les vulves, observations sur la différence des sexes, récit d’une « expérience esthétique au-delà de la vulgarité ou de l’abjection », Une sale histoire s’abîme dans un tumulte de réflexions inépuisables.

En complément, Jean Douchet, qui interprète le rôle du cinéaste dans la version fiction, propose quelques pistes d’analyse et Gaspar Noé raconte son intérêt pour ce film d’Eustache.

Il ne reste plus qu’à espérer pouvoir un jour bénéficier d’une aussi belle édition DVD de La maman et la putain.

Jacques Kermabon

 

 

Jean Eustache, Une sale histoire (suivi de : Le jardin des délices de Jérôme Bosch)

Suppléments : entretiens avec Jean Douchet (10’ & 7’) et Gaspard Noe (13’) et C’est une histoire que les femmes n’aiment pas beaucoup, un texte de Gabriela Trujillo,

dvd Potemkine, 2017, 19,90 euros.