DVD 23/07/2018

“L’héritage de la chouette” de Chris Marker : une histoire de la pensée

Située après la période militante de Chris Marker (1967-1979), “L’héritage de la chouette” (1989), une série télévisée de plus de cinq heures et demie, éditée en DVD pour la première fois par Arte, synthétise les précédents acquis de l’artiste sous la forme d’une œuvre-cerveau placée sous l’autorité de la philosophie.

De 1987 à 1989, Chris Marker collabore, sous l’impulsion de Thierry Garrel, avec la nouvelle chaîne, La Sept, à un nouveau type de documentaire qui respecte les desiderata de la télévision, sous la forme de série (documentaire) à thèmes récurrents, tout en s’avérant totalement en osmose avec la démarche et l’univers du cinéaste. À la sérialité du médium correspond l’art du fragment pratiqué depuis toujours par Marker. Le traitement rhizomique d’un sujet, le legs de la Grèce antique à l’Occident contemporain (ou la naissance de la philosophie), par le cinéaste-essayiste trouve un écho profond dans ces cinq heures quarante de film. De plus, son horizon s’élargit. Habitué à traiter des périodes de quelques années ou décennies (l’URSS, le Chili, les combats politiques des années 1960 et 1970, notamment dans Le fond de l’air est rouge, 1977), le cinéaste se frotte ici à plus de deux mille ans d’histoire de la pensée. Le but n’en est, toutefois, pas sociopolitique mais philosophique : comment circule l’héritage transmis par la Grèce antique de nos jours, qu’en retenons-nous ? Comment l’aménageons-nous ? Comment le reconstruisons-nous ?

                                                                    

Amateur d’animaux, Marker prend ici comme référent la chouette, représentation d’Athéna, déesse grecque de la sagesse (de la philosophie donc). Pas moins d’une cinquantaine de variations graphiques, photographiques, électroniques du volatile viennent ponctuer ou servir de toile de fond à l’intervention des participants.  

Au moment où l’Europe se constitue, ce projet brasse large. À travers le choix de treize mots d’origine grecque (symposiumolympismemythologie ou philosophie), le cinéaste construit autant de saynètes à but pédagogique, ludique, parfois polémique (dans l’épisode quatre, Nostalgie ou le retour impossible, l’écrivain George Steiner affirme qu’il n’y a aucun rapport entre la Grèce moderne et la Grèce antique).

L’œuvre se construit sur deux régimes d’intervention, de prise de parole : celui du symposium (reconstitution du banquet grec antique où l'on échange, à bride abattue, en mangeant et buvant) et celui de l’interview, de la parole solitaire, mais en situation (préciser ou éclairer tel ou tel point), sous la surveillance d’une chouette graphique parfois discrète lovée dans un coin de l’écran ou servant carrément de toile de fond à l’intervenant. Le film comprend quatre banquets sis à Paris, Tbilissi, Athènes et Berkeley dans lesquels interviennent des invités venus de tous les horizons et disciplines : Théo Angelopoulos (cinéaste), Costas Axelos (philosophe), Cornelius Castoriadis (philosophe, économiste et psychanalyste), David Halperin (historien et théoricien queer américain), Angélique Ionatos (musicienne et chanteuse grecque), Michel Serres (philosophe), Iannis Xenakis (compositeur), Atsuka Yoshida (professeur de mythologie comparative), entre autres.

         
Cornelius Castoriadis

Comme toujours, chez Marker, le sujet est abordé de biais, afin d’illustrer un point particulier qui questionne l’ensemble : dans Olympisme, l'auteur ne nous fait pas un historique de cette pratique, mais s’attarde sur l’édition de 1936 à Berlin qui représente l’épisode le plus pervers, celui qui a le plus dénaturé nos idéaux en la matière. Avec Démocratie, le spectateur prend conscience que la Grèce antique ne peut s’appréhender directement et tout ce qui en fait son héritage relève de reconstructions a posteriori opérées par les érudits et les philosophes (notamment les Allemands du XIXsiècle). La démocratie antique n’a rien à voir avec ce que nous connaissons, vu que l’esclavage était de mise et qu’un petit nombre de citoyens participait à la vie de la cité. Néanmoins, le fait que ce n’était plus un monarque mais des citoyens qui dirigeaient la nation s’est révélé être une matrice capitale d’organisation sociale qui a été reprise durant les temps modernes.

Un certain nombre de couples binaires et (apparemment) contradictoires titillent pensée et regard (voir Démocratie ou Misogynie, épisode où l’on apprend que l’homosexualité seule s’incarnait dans des figures concrètes et identifiées, alors que l’hétérosexualité était liée au maintien de l’ordre social). Les Grecs anciens (Amnésie) n’avaient pas d’histoire, ils se moquaient du passé, mais la Grèce moderne, apparue en 1830, après la guerre d’indépendance, a une histoire troublée : enjeux de conflits indirects entre les grandes puissances jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le pays a vécu ensuite sous le joug de plusieurs dictatures grecques. Pourtant de nombreux intervenants grecs (en symposium ou en interview) témoignent de la culture grecque : Théo Angelopoulos (dont Le voyage des comédiens, 1974, qui mêlait mythologie et soubresauts politiques dans la Grèce contemporaine, impressionne la distributrice Kazuko Kawakita, dans Tragédie ; le nipponophile Marker en profite pour nous montrer les parentés entre le nô, le kabuki et la tragédie grecque), Iannis Xenakis (MusiquePhilosophie) ou la compositrice Angélique Ionatos, présente dans presque tous les épisodes, qui a préféré toutefois quitter la Grèce à cause du machisme qui y régnait1 (Misogynie).

À travers les épisodes 10 (Mythologie) et 12 (Tragédie), le cinéaste montre que tout est construction, l’héritage ne se décline pas tel quel : “les mythes grecs sont créateurs d’un communauté” (Mihalis Sakellariou). Cela permet à Marker de revenir sur l’histoire (le nazisme, les dictatures grecque), l’héritage des mathématiques qui ouvrent sur l’univers numérique qui le fascine déjà et, finalement aussi, sur une pensée ouverte sans certitudes : “J’aime les idées tant qu’elles ne sont pas fortes […]. Dès qu’une idée commence à être dominante, aussi bonne soit-elle, elle devient abominable”, Michel Serres (Philosophie).

Raphaël Bassan

1. Ne peut-on déceler, dans ce mépris de la Grèce contemporaine, les agissements récents du FMI ?


L’héritage de la chouette
, série en 13 épisodes de 26 minutes,
2 DVD + un livret de 100 pages, Arte éditions, 2018, 
34,99 .