Cahier critique 01/04/2018

“Lunch ladies” de J.M. Logan et Clarissa Jacobson

Une comédie surexcitée avec Johnny Depp en guest-star. Clermont-Ferrand 2018.

Entre des chefs étoilés et un Vincent Macaigne au sommet de son art, les deux pétroleuses de Lunch Ladies avec ce film de genre complétait parfaitement notre envie de faire découvrir et partager des films autour de la rétrospective "Tous à table !" Ces dames de la cantine d’un genre spécial vont vous donner envie de faire durer les plaisirs de la table à la sortie des projections en vous faisant rire à pleine gorge, mais aussi en vous prenant aux tripes.” 
Calmin Borel, programmateur du Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand

 

C’est une émulsion surprenante à laquelle procède le détonnant Lunch Ladies ; entraîné par l’irrésistible force de son duo exubérant, le spectateur assiste dans une savoureuse stupeur à l’alliance inattendue de densités et d’univers aussi variés que disparates. Le décor mythique du “suburb” américain, ce lotissement de banlieue aux pelouses rectilignes et aux maisons uniformes, se trouve ainsi mêlé à un inénarrable patchwork aussi fertile que ludique fleurissant dans l’habitacle d’une vieille Pontiac, des quelques grigris suspendus ici et là (collier de perles en plastique pendu au rétroviseur, fleurs artificielles délavées abandonnées sur le tableau de bord, porte-photos, etc.) à la volière négligemment entreposée à l’arrière… C’est excessif, contrasté, kitsch – c’est brillant.

C’est brillant, parce que sous la plume rythmée et incisive de Clarissa Jacobson, l’excès n’est jamais qu’un simple effet : ridicule, il révèle alors la profondeur d’un désir ; facétieux, des vapeurs de cruauté soudain s’en échappent. Très vite devient-il ainsi le liant essentiel à ce ton mordant, celui qui, par-delà les heurts et les dissemblances, fait prendre l’émulsion. Lorsque les deux amies, cantinières de leur état, n’aspirent qu’au “glamour” de l’existence qu’elles pourraient avoir en tant que chefs personnelles de leur idole, Johnny – The Depper – Depp, le gouffre est immense ; c’est cependant de cette démesure narrative, picturale, celle espiègle aussi, du jeu des comédiens, qu’émane alors l’alchimie si particulière qui fait l’âme du court métrage et lui donne consistance. Les tensions antagonistes s’y accroissent et se rehaussent mutuellement : la jungle lycéenne, dans une effervescence de ballet décomposé cadencée par ses leaders, s’échoue à la lisière de l’espace de travail (à la décoration toute personnelle) des deux amies et le transforme soudain en enclave où le rêve achoppe, lorsqu’il en est pourtant la condition ; les bruits du déjeuner, troublant de corporéité, sont alors le trait d’union corrosif qui confronte par son caractère organique irréductible les deux mondes. Intrinsèquement interdépendants, quoique travaillés de forces et de désirs contraires, jamais l’un ne l’emporte sur l’autre et c’est ce qui en fait tout le sel : l’excès initie un nouvel équilibre, fantasque, rafraîchissant, juste dans l’emphase.

Alors, si d’ordinaire lorgner vers l’hommage et les clins d’œils référencés s’avère une tentation périlleuse (plus encore lorsqu’il s’agit de monuments comme le sont les carrières de Johnny Depp et, par extension partielle, de Tim Burton), constamment tiraillée entre fidélité dévote et indépendance créative, l’irrévérence de ton du duo Clarissa Jacobson / J. M. Logan souffle sur le recul réfléchi des références (ici, une banlieue, là une tourte mystérieuse…) la folie toute personnelle de leurs divagations. Prenant à contre-pied la narration classique – la résolution de la tension “cantinières-chefs” lançant avec aplomb l’intrigue –, ils inventent leur propre dramaturgie constituée de personnages davantage agis qu’ils ne sont agissant, resserrant progressivement leur montage jusqu’à l’inévitable. Certains souriront d’avance, pétris d’une complicité cinéphile, présageant déjà de l’issue qui s’esquisse ; d’autres se laisseront sans doute cueillir par la malice ; personne en revanche ne se verra tristement tenu à l’écart par un obscur délit d’initiés.

Des dernières minutes, cependant, peut-on émettre une réserve… Il est en effet regrettable qu’une ellipse, aussi drôle que dommageable au point de vue de la narration, vienne à condenser ce pour quoi l’intrigue se développait jusqu’alors. Relégué à l’enluminure du générique, le récit s’en trouve déséquilibré, l’aboutissement en apothéose attendu se transformant alors en une simple anecdote… Pourtant, l’éclat en suspens d’une boucle d’oreille et une certaine mobilisation autour du court métrage pourrait bien l’expliquer partiellement… Il semblerait que des Lunch Ladies, ça ne soit qu’un avant-goût…

Claire Hamon

Réalisation et scénario : J. M. Logan et Clarissa Jacobson. Image : Chris Ekstein. Effets spéciaux : Matt Falletta, Brandon Flyte et Roger Nall. Montage : Amelia Allwarden. Son : Matthew Festle, Julian Slater, Kirbie Seis et Patrick Giraudi. Musique : Antoni M. March. Interprétation : Donna Pieroni, Mary Manofsky, Daisy Kershaw et Chris Fickley. Production : Clarissa Jacobson (États-Unis).