Cahier critique 16/07/2018

“Hédi & Sarah” de Yohan Manca

Le revers de l’amour, quand on commence par la fin.

La plus belle réussite de ce premier court métrage réalisé en solo par Yohan Manca est sans doute de donner à croire au couple d’Hédi et Sarah alors même que leur histoire est terminée quand le film débute. La conjonction du titre n’est qu’une fausse piste du récit, une fiction que se raconte Hédi à lui-même. Le spectateur le comprend dès le premier plan où le garçon renouvelle compulsivement des appels qui échouent immanquablement sur la messagerie de son interlocutrice. Par sa construction, le film s’applique à désunir les anciens amants autant que le titre les rassemble. La figure de Sarah se dérobe à Hédi qui la poursuit obsessionnellement dans tous les lieux qu’elle fréquente et qui sont autant de vestiges de leur histoire. La structure du film impose à son personnage masculin ce que, précisément, il ne supporte pas : la séparation de corps. Le contrechamp se refuse à toutes ses adresses.

La construction en miroir attribue à chacun sa moitié de film, étanche à l’irruption de l’autre, comme on se répartit les meubles après un divorce. Mais c’est pour mieux travailler des effets de porosité qui se construisent dans un jeu de reflets entre les scènes de l’un et de l’autre. La récurrence des appels ou l’inscription faite à la peinture sur le trottoir devant chez Sarah, marques chevaleresques pour Hédi de son ardeur à la reconquérir, sont vécues par la jeune femme comme d’insupportables invasions de son espace. Le film retarde la confrontation pour préférer montrer sur le visage de l’un les traces laissées par l’autre : le désir contrarié du garçon, l’angoisse de la fille. La variation des points de vue à partir d’une situation identique se démultiplie avec les personnages secondaires, amis, famille, agent de police. Leurs regards successifs apportent des nuances à la situation vécue intensément en même temps qu’ils entérinent le fait que cette histoire n’appartient plus seulement au couple.

Mais il ne s’agit pas pour le spectateur de juger ou de compter les points dans ce qui se présente bien moins comme un procès que comme une chronique du temps incertain qu’est l’immédiate suite d’une rupture. Dans un effet de synchronisation des existences, le kaléidoscope d’instants que vivent Hédi et Sarah chacun de leur côté est assez semblable. Une fête, un tête-à-tête avec un proche, une nouvelle rencontre qui pourrait être amoureuse…

Comédien et metteur en scène de théâtre, Yohan Manca aime diriger et regarder ses acteurs, cela se sent jusque dans les plus petits rôles, très justes. Mais c’est bien sûr grâce à la précision des deux interprètes principaux, Thomas Scimeca et Judith Chemla qui profitent de la latitude donnée par de longues prises en caméra portée. En filigrane de ce qui arrive à leurs personnages, transparaît le plaisir originel de la fonction d’acteur : le plaisir d’exprimer toute la gamme des émotions.

Raphaëlle Pireyre

Article paru dans Bref n°123 (2018).

Réalisation: Yohan Manca. Image: Raphaël Vandenbussche. Montage: Giulia Rodino. Son: Cédric Berger, Juliette Heintz et Olivier Guillaume. Musique : Thomas Delpérié, CVD. Interprétation: Judith Chemla, Thomas Scimeca, Sofian Khammes, Sébastien Houbani et Nanou Garcia. Production: Hirvi Production.