Cahier critique 01/08/2018

“Du crime considéré comme un des beaux-arts” de Frédéric Compain

Un Michel Piccoli magistral pour ce Grand Prix au Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand 1982.

Police ? Mais enfin y a quelqu’un ? Police ?” Ces premiers mots donnent le ton sarcastique du film de Frédéric Compain, inversant le motif récurrent de la police arrivant sur la scène du crime. L’origine du mot sarcasmevient du grec ancien signifiant “ouvrir la bouche pour montrer les dents” d’où le mordant que le sens figuré a pris. Du mordant, Du crime considéré comme un des beaux-arts n’en manque pas : le léger travelling avant découvrant l’apparition du commissaire (Michel Piccoli) qui ne répond pas aux appels stupéfaits (“Police ?”) d’un homme hors champ (Dominique Fano), la subtile musique composée et interprétée par le groupe LÔ, les dessins de l’artiste Pat Andrea auquel Compain rend hommage en exergue du film, dessins présentant des hommes ou des femmes tenant un couteau dans la main, en train ou venant de poignarder quelqu’un, les dialogues de Gilles Taurand truffés de saillies pénétrantes (“Ce que vous ne comprenez pas, remarquez ce n’est pas votre faute, c’est que dans chaque photo il y a un cadavre qui s’ignore”), les raccords vifs et la rythmique du montage, le traitement de l’espace, lieu désaffecté faisant office de planque pour un enquêteur aux méthodes peu orthodoxes, huis clos oppressant où celui qui était venu porter plainte pour crime se retrouve contraint d’acheter une œuvre d’art le représentant poignardant la victime.

Avec son titre, Frédéric Compain fait signe vers le singulier livre de Thomas de Quincey, De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, l’auteur anglais imaginant au début du XIXe siècle, une société d’amateurs discourant et estimant la qualité esthétique des assassinats depuis Caïn jusqu’à une série de meurtres terrorrisant la ville de Londres au début du siècle. L’inspecteur joué subtilement par Piccoli est un esthète. Il le dit lui-même : “Moi je suis un visuel, c’est comme ça.” Il montre des diapositives représentant chaque pièce de chaque lieu du quartier, invite un artiste (Pat Andrea lui-même) à recomposer la scène du crime au dessin, emploie une danseuse pour reconstituer la chute de la victime après le coup de poignard. Photographie, danse et dessin, une approche sensible pour le portrait d’un policier en artiste ? Non ! Compain crée un contrepied saisissant. Au-delà de la trame policière, le film dénonce un marché de l’art peu scrupuleux où le commissaire métamorphosé en marchand d’art verreux et en mécène pervers, vend des œuvres à des témoins argentés, manipulés et acculés, révélant la complicité du motel où sont perpétrés les crimes. Faut-il y voir une fable ? Près de quarante ans plus tard (le film date de 1980 !), la mainmise des grands groupes financiers sur ledit marché nous laisse songeur…

Mais la fable est peut-être ailleurs… Lorsque le personnage venu porter plainte repart au milieu des grues et des tours d’immeubles de bureaux (où logent des groupes financiers ?), avec sa toile grand format, nous pensons à ce lecteur de Julio Cortázar (Continuité des parcs) qui tellement absorbé par sa lecture se retrouve dans le roman lu avec dans son dos un personnage tenant un poignard. Ce n’est donc pas un hasard si Frédéric Compain a fait de nombreux documentaires en Argentine (dont un où apparaît Jorge Luis Borges !) et Pat Andrea édité un livre avec l’écrivain argentin fasciné par ses dessins intitulés La puñalada (“Le coup de couteau” qui est aussi un air de tango connu) qu’il fit au retour d’un séjour éprouvant à Buenos Aires juste après la violence du coup d’état du dictateur Videla en 1976. La force d’un grand film, c’est qu’il peut en cacher un autre.

Yann Goupil

Réalisation : Frédéric Compain. Scénario : Gilles Taurand et Frédéric Compain. Image : Erwin Huppert. Son : Jean-François Auger. Montage : Christophe Loizillon. Musique : Groupe Lô. Interprétation : Dominique Fano, Michel Piccoli, Pat Andrea et Rebecca Pauly. Production : Les Films du Lagon Bleu.

Photo : ©Michel Sibra.