Cahier critique 26/07/2018

“Du bois pour l’hiver” d’Olivier Jahan

De la nouvelle de Raymond Carver à son adaptation, un moyen métrage porté par le jeu de Marc Barbé. 

Du bois pour l'hiver, adapté de Raymond Carver, débute par un court prologue qui se substitue à une histoire qui ne nous sera pas racontée. On saura très peu de choses de Paul qui, c'est tout le propos du film, s'engage dans une véritable stratégie d'effacement. L'enjeu pour lui semble être de se soustraire au monde, de se faire le plus discret possible et d'oublier ce passé dont il réchappe juste. Paradoxalement, la mise en scène ne le quittera pas, point de gravité d'un film se construisant autour d'une opacité que Claudine et Jivko, qui l'accueillent dans leur maison, ne pourront percer. Le jeu de Marc Barbé accentue la caractérisation du personnage par le physique, les gestes et les actions plutôt que par les mots ou la psychologie. Dire de sa composition qu'elle impressionne (le spectateur, la pellicule) serait un euphémisme tant sa présence, l'économie de son jeu et l'inquiétude qu'il diffuse contribuent à une réussite qui ne serait pas telle avec un autre acteur. À ce niveau, Du bois pour l'hiver surclasse sans peine Faites comme si je n'étais pas là, le premier long de Jahan, où, là aussi, un personnage effacé devenait acteur d'une histoire jusque-là observée. Paul ne fait que passer. D'où vient-il ? On ne le sait pas. Où ira-t-il ? On n'en saura pas plus. Tout juste comprend-on qu'il sort de cure de désintoxication et qu'il souhaite renouer avec la femme qu'il aime. Ses hôtes sont un peu le reflet du spectateur essayant de le comprendre sans réussir à percer son mystère, cette chape de douleur l'isolant des autres.

Retour en arrière et petit détour par le long métrage. Tout film sur le voyeurisme induit la coexistence de deux niveaux narratifs au sein d'une même fiction : celui du "regardant" et celui du "regardé", un peu comme si le voyeur ne faisait pas partie du même film que les autres personnages. Paul, contrairement au personnage de Faites comme si je n'étais pas là, n'est pas un voyeur (notons comme il s'intéresse peu au couple et comme le trouble de Claudine en sa présence le laisse indifférent), mais il refuse de faire partie de l'histoire de Claudine et Jivko. Il décline leurs invitations à dîner, attend qu'ils partent travailler pour prendre son petit-déjeuner et s'éclipse sitôt qu'ils rentrent. lci, comme dans le récent La peur, petit chasseur (voir Bref no62), la façon d'occuper l'espace, la topographie est tout sauf anodine.

Paul était sans doute le protagoniste d'une histoire trop forte, trop lourde à porter (l'alcoolisme, la violence conjugale) pour jouer un rôle actif – même celui d'un ami, d'un locataire modèle – dans une nouvelle histoire. Il quitte Paris pour échapper à son passé, arrive littéralement au milieu de nulle part (la nuit, une place de village désertée) et s'installe dans une chambre à louer qui tient beaucoup de la cellule monacale. Dans cet espace vide et impersonnel, une fenêtre donnant sur le jardin figure le lieu de passage par lequel Paul peut raccorder son existence à celle des autres. Couper du bois, investir l'espace du jardin, sera pour lui une façon de s'incarner enfin, de pénétrer la fiction de Jivko, d'agir et, surtout, d'interagir avec les autres. Dès lors, les trois personnages font enfin partie du même film. Mais sitôt commencé ce rapprochement, le film s'achève. On réalise alors à quel point sa durée intermédiaire seyait admirablement au projet. À ce personnage entre deux états, "de passage", correspond aussi un métrage pris entre deux standards (le court/le long). Dans la forme, dans le propos et dans l'adéquation du récit avec sa durée, Du bois pour l'hiver est assurément à ce jour le meilleur film de son auteur.

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref no63 (2004).

Réalisation : Olivier Jahan. Scénario : Joël Brisse et Olivier Jahan. Image : Emmanuel Pineau. Montage : Martial Salomon. Son : Sébastien Pierre, Frédéric Heinrich et Mathieu Chatagnon. Interprétation : Marc Barbé, Valérie Moreau, Miglen Mirtchev et Léa Drucker. Production : Quo Vadis Cinéma.