Cahier critique 08/09/2018

“Alphonse s’égare” de Catherine Buffat et Jean-Luc Gréco

Dernier opus du duo Catherine Buffat et Jean-Luc Gréco, où il est question de désirs et autres fantasmes à l’heure du passage à l’âge adulte.

C’est une étrange tension entre vide et plein qui traverse et irradie le court métrage de Catherine Buffat et Jean-Luc Gréco. Étrange d’abord parce qu’elle devance presque le film lui-même ; elle règne en effet en maître sur le cours des choses dès la première note de musique, qui, sitôt frappée, lance le carton de la production : seule, la note sonne, pleine, ronde et claire, puis vibre, suspendue et déjà plus que le spectre d’elle-même jusqu’à bientôt s’éteindre, couverte par une seconde qui suit le même destin, poursuivie elle-même par une troisième… Tandis que les cartons du générique se succèdent et avant que le récit ne s’en mêle, la musique déjà donne corps à cette proximité paradoxale du plein et du vide qui caractérise le film et habite dès lors son spectateur ; proximité où l'un est l’indissociable pendant et expression de l’autre, liés au cœur de la sensation. Écouter ces quelques notes d’ouverture qui se meurent dans un decrescendo fondu, c’est alors déjà faire confusément résonner en soi cet univers mystérieux et sans repère qui distingue Alphonse s’égare de tout autre récit ; cet univers où le vide voisine le plein, où y brille l’absence de distinction claire entre temps fort et temps mort ; cet univers, en somme, de l’adolescence.

Alors, loin des dynamiques et des contrastes francs d’un récit classique, Alphonse s’égare manifeste dès ses premières images une approche et une rythmique décalée, presque à contretemps ; l’animation, même, en papier découpé, dévoile par les interstices temporels de ses saccades régulières un rapport au temps sensiblement discontinu, ne permettant au mouvement de n’exister que dans des arrêts successifs. En ouvrant par un flou et sur une action insignifiante – Alphonse fumant une cigarette en secret plutôt que d’aller en cours –, le film décline ainsi de manière narrative sa propension singulière à saisir le monde dans sa suspension davantage que dans son flux et impose dès lors la prégnance de l’indétermination, du non encore advenu, sur l’événement lui-même. C’est que le court métrage, s’attelant à saisir avec justesse l’effervescence gauche et impulsive qui règne à l’âge adolescent, évite de diriger les élans et, plutôt qu’aux actions, s’intéresse aux possibles qu’ils soulèvent. Que Pierrot se moque d’Alphonse ou que Milou s’évanouisse influe finalement assez peu sur le cours des événements ; en revanche, l’infinité des réactions potentielles face à ces aléas demeure une source vive, fertile et motrice dans l’exploration cinématographique des situations.

Ainsi, le défi majeur qu’oppose le récit d’Alphonse s’égare à son protagoniste va à contre-courant des teen movies traditionnels. Tandis que ces derniers rivalisent en péripéties et en rebondissements destinés à éprouver la téméraire indépendance de leurs héros qui doivent y réagir pour avancer, c’est avec le vide, l’incertitude et l’inconstance qu’Alphonse est quant à lui tenu de composer. Livré à lui-même, dans une absolue liberté, alors que rien n’est encore écrit, les temps morts se font temps forts, précisément par leur caractère indéterminé ; face aux choix et aux doutes, le héros en mutation, en cours d’émancipation, est contraint de s’affirmer, quitte à se tromper. C’est alors ce qui manque, ce qui achoppe, ce temps de latence entre ses mouvements et sa voix nasillarde et aigrelette en décalage constant avec son corps, ses fuites dans l’irréel et l’ivresse, ce néant qui l’entoure et suspend ses actes à eux seuls, qui agit en climax et se pose comme la condition même du film.

Alphonse s’égare est ainsi l’histoire d’un devenir qui peu à peu, péniblement, se dessine ; son univers, presque entièrement monochrome, est cependant d’une encre qui se nuance à l’eau et si, d’une ombre translucide portée au contour d’un visage, le relief jaillit soudain de l’absence de matière dans laquelle elle se fond, de même l’inachèvement du jeune Alphonse révèle à l’aube de ses défaillances le modelé de son devenir.

Claire Hamon

Réalisation et scénario : Catherine Buffat et Jean-Luc Gréco. Image : Hervé Guichard. Son : David Mouillon. Montage : Hervé Guichard. Musique : Alexis Pécharman. Interprétation : Gabriel Gros, Hugo Guichard et Grégoire Lemoine. Production : Les Films à Carreaux.