News 27/02/2023

La parole à des personnalités du cinéma ukrainien

En complément du dossier paru dans le dernier numéro de notre revue et au lendemain du triste premier anniversaire de l’agression de l’Ukraine par la Russie, nous publions en ligne les versions intégrales d’entretiens réalisés dans ce cadre l’année dernière.

Anna Onufriienko, critique au sein du Dovzhenko National Centre et réalisatrice

Qu’est-ce qu’un film ukrainien de votre point de vue ? Y a-t-il actuellement des débats pour redéfinir cela ?

C’est un enjeu avec beaucoup de débats. La plus simple définition peut être celle-ci : tout film tourné par un studio ukrainien ou avec une participation financière. Cette approche est commune quand on parle de cinéma contemporain, cela fonctionne parfaitement bien aussi pour le patrimoine. Si le projet compte des financements de différents pays, ce sera une coproduction. Il me semble qu’un film patrimonial n’a pas besoin de clamer une affiliation exclusive à tel ou tel pays. La façon dont les auteurs des films répondent à cette question est aussi importante. Par exemple, en 1928 dans le magazine ukrainien Kino, donc du temps soviétique, j’ai trouvé un vote où des cinéastes choisissent des films représentant “le visage du cinéma ukrainien”. Dziga Vertov y nomme parmi eux son film La 11e année. On est absolument libre de considérer que les films de Vertov tournés au sein des studios ukrainiens sont ukrainiens. Mais même sans cette remarque, on pourrait dire cela parce que la création d’un film n’est pas une entreprise solitaire du cinéaste. C’est un processus avec un large spectre incluant une foule de personne et de professions, qui affectent forcément le résultat final.

Il serait aussi important pour les cinéastes émigrés que leurs films appartiennent à la tradition cinématographique ukrainienne. On peut aussi appeler ce film “ukrainien”, mais en même temps, il peut aussi intégrer l’histoire du cinéma du pays où il a été filmé.

Si la langue suffit aux Russes pour revendiquer un film, n’y a-t-il pas la tentation d’en faire autant du point de vue ukrainien ?

Beaucoup de personnes proposent un critère linguistique pour définir un film ukrainien. Je ne trouve pas cette approche productive quand on parle de patrimoine, particulièrement la période soviétique. Compte-tenu de l’identité multiculturelle en Ukraine, nous avons des films parlés en langue Tatar de Crimée, en yiddish, en russe, et des mélanges de plusieurs langues, incluant des dialectes régionaux. Je ne vois pas de raison de ne pas considérer ces films comme ukrainien. Ceci dit, je soutiens pleinement l’idée d’encourager les cinéastes actuels à faire des films en ukrainien.

L’impérialisme russe conduit à considérer tout ce qui est bon autour d’eux comme russe, parfois jusqu’à l’absurde. Je suis sûr qu’en raison de la guerre actuelle, déclenchée par la Russie, dans un avenir proche, il y aura beaucoup de films de fiction et de documentaires avec des héros russophones tournés à l’étranger, mais tous ces films ne sortiront pas dans les cinémas de la Russie de Poutine ! Nous avons plusieurs documentaires sur l’agression militaire russe depuis 2014, où les héros parlent russe la plupart du temps à l’écran. Prétendent-ils que ces films sont russes ? Nous pouvons aider à la distribution en Russie !

On parle beaucoup, y compris dans les milieux du cinéma en Ukraine, d’une perspective “décoloniale” vis-à-vis de la culture russe…

Je pense que le temps des empires appartient au passé. Moi-même et beaucoup de mes connaissances sont maintenant plus intéressées par les cultures des petits États et des anciennes colonies, avec leurs caractéristiques uniques et leurs récits moins prévisibles. Les grands récits autoritaires deviennent obsolètes. Je pense que c’est un phénomène courant au cours des dernières décennies, du moins après les révolutions étudiantes des années 1960 en Europe et en Amérique, aussi avec l’intervention des chars soviétiques à Prague. Les récits solennels pompeux impériaux ont maintenant l’air comiques et contre nature, comme si quelqu’un lors d’une fête de la jeunesse commençait soudainement à parler une ancienne langue slave. Mais la tragédie est que l’un de ces récits dissimule et justifie des milliers de victimes innocentes aujourd’hui en Ukraine, ce qui est pour moi une barbarie absolue.

En travaillant avec le cinéma d’archives et la culture de l’ère soviétique, mes collègues et moi tombons constamment sur des récits impériaux russes, qui visent à attribuer à la culture russe les succès de tous les autres pays qui sont tombés dans la “prison des nations” – l’Empire russe et plus tard l’URSS.

La “marque” impériale la plus répandue dans le domaine culturel international est “l’avant-garde russe”. Il fait référence non seulement aux artistes qui ont travaillé sur le territoire de la République soviétique de Russie (RSFSR), mais aussi aux artistes biélorusses et ukrainiens. Par exemple, Oleksandra Ekster ou Oleksandr Bogomazov apparaissent souvent dans des expositions portant ce titre. Les commissaires de telles expositions essaient surtout de ne pas mentionner la naissance de Malevitch à Kyiv et sa vie, ses études, son travail créatif et plus tard son enseignement en Ukraine. De plus, il n’est pas si populaire de dire que le “père du futurisme russe”, David Burliuk, était également originaire d’Ukraine.

Les auteurs russes utilisent souvent l’euphémisme “dans le sud de la Russie” pour décrire les événements culturels en République soviétique d’Ukraine. Ce travail de propagande de plusieurs décennies dans le domaine de la géographie mentale a conduit au fait que la plupart des Russes aujourd’hui ne voient pas la frontière entre nos pays, ils croient sincèrement que c’est leur terre, en particulier la Crimée. Et pourquoi ne le croiraient-ils pas, si on leur disait pendant des années dans des manuels, des films et des émissions télévisées de divertissement que les terres ukrainiennes ne sont que le sud de la Russie ? Donc, nous avons beaucoup de travail devant nous en matière de décolonisation, non seulement en politique, mais aussi dans le domaine de la culture. 

Que pourrait être un cinéma contemporain “décolonisé” en Ukraine ? Que pourrait être une histoire “décolonisée” du cinéma ukrainien ?

Il me semble que pour la décolonisation finale du cinéma ukrainien contemporain, il est tout d’abord très important de former des instituts cinématographiques solides. Malgré le fait que dans les années 1920, l’éducation cinématographique était très bien développée en Ukraine, à l’époque de Staline et plus tard, de nombreux jeunes créateurs ont été attirés par les instituts cinématographiques de Moscou. Il me semble que l’Institut du film de Kyiv a été spécialement « provincialisé ». Par conséquent, si un jeune voulait travailler dans le cinéma, obtenir une éducation de qualité et avoir plus de compétences professionnelles, il devait aller étudier en Russie. Ainsi, par exemple, Larisa Shepitko a quitté l’Ukraine pour étudier au sein de la principale école à Moscou (le VGIK), elle est entrée dans le studio du réalisateur ukrainien Oleksandr Dovzhenko et, après ses études, elle est restée travailler chez Mosfilm – le grand studio moscovite. Mais il y avait des réalisateurs qui, après avoir étudié à VGIK, ont délibérément choisi pour eux-mêmes des studios de cinéma non centraux, il n’y avait pas une aussi bonne base matérielle et technique qu’à Moscou, mais il y avait plus de liberté et moins d’attention de la part de l’administration. Par exemple, Kira Muratova a travaillé au studio de cinéma d’Odessa presque toute sa vie, Serhii Paradzhanov a également évité de travailler chez Mosfilm. Récemment, pour des raisons évidentes, les instituts cinématographiques russes ont perdu leur attrait pour la jeunesse ukrainienne. Désormais, si quelqu’un veut apprendre le métier du cinéma à l’étranger, il va en Pologne, en République tchèque ou au Canada, mais pas en Russie. Il me semble que l’essentiel du cinéma ukrainien contemporain, tourné après 2014, est déjà décolonisé. Il ne reste plus qu’à décoloniser les séries télévisées, dont la production était très liée à l’argent russe et était également orientée vers le marché russe, du moins c’était comme ça avant le début de cette guerre en février.

Pour décoloniser l’histoire du cinéma ukrainien, je pense qu’il faut avant tout développer davantage un appareil linguistique ukrainien avec lequel on pourrait parler de films. La critique cinématographique, comme la culture ukrainienne en général, a été fortement russifiée à l’époque soviétique. Par conséquent, il est important d’apprendre non seulement à tourner en ukrainien et à présenter notre propre point de vue, mais aussi à repenser et à décrire le cinéma dans notre propre langue. Il est également important de rendre à l’Ukraine les noms des réalisateurs qui ont tourné dans les studios de cinéma ukrainiens – Dzyga Vertov, Mykhailo Kaufman, Serhiy Paradzhanov, Kira Muratova, Mark Doskoi, Petro Todorovsky et d’autres.

Vous avez mentionné le collectif (avec Oleksandr Teliuk, Elias Parvulesco et Stanislas Menzelevskiy) auquel vous appartenez, lequel travaille à partir d’images d’archives ; est-ce pour vous une manière de vous réapproprier le passé, d’une certaine manière de (re)prendre un pouvoir sur lui ?

Avec mes collègues, nous avons réalisé des films (Atomopolis. Assembling Utopia ; Proper Man ; Dc.3 Lviv Intervision) dans un genre assez spécifique – entre l’analyse et le cinéma de montage. C’était très excitant pour nous de travailler avec des documents d’archives – actualités, documentaires et films de fiction. On a voulu y retrouver certains symptômes de tel ou tel phénomène, quelques empreintes caractéristiques de l’époque, mais on a d’abord cherché à comprendre comment ces films étaient censés fonctionner avec le public de l’époque. C’était aussi très intéressant de s’approprier et de relire la matière de cette manière, de la replacer dans un contexte différent. Nous voulions utiliser ces films pour parler de phénomènes culturels spécifiques, tels que le début de la production de masse de téléviseurs et la diffusion de la télévision en Ukraine, la corruption écrasante à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Notre premier film de montage, Atomograd. Assembling Utopia, porte sur les villes atomiques, qui avaient un statut spécial en URSS. Elles ont été construites de toutes pièces avec les centrales nucléaires spécialement pour les familles des travailleurs de celles-ci. Les “villes atomiques” ont été un exemple frappant d’utopie urbaine en URSS dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans l’une de ces villes utopiques – Enerhodar –, les troupes russes installent actuellement leurs bases militaires, terrorisant le monde entier en bombardant la centrale nucléaire de Zaporizhzhya.

Propos recueillis par mail (et traduits de l’anglais) le 12 août 2022 par Arnaud Hée

Marina Stepanska, réalisatrice du long métrage Falling (2017, Prix du public au Festival Premiers plans à Angers), ainsi que les courts Holidays (2013) et Man’s Work (2015)

Qu’est-ce qu’un film ukrainien de votre point de vue ? Y a-t-il actuellement des débats pour redéfinir cela ?

Je ne détermine pas les films par leur nationalité, mais l’état d’esprit national se révèle dans certains films. Quel est l’état d’esprit ukrainien pour moi ? C’est l’esprit de combat. Je ne parle pas de films d’action historiques prétentieux (que nous produisons aussi, bien sûr) mais plutôt d’une certaine énergie, sauvage et irrationnelle : l’énergie refoulée qui éclate dans la chair du cinéma soviétique. Ce sont des formes beaucoup plus axée sur l’individu que par le passé. En parlant de cinéma soviétique, je veux dire ce monde très conventionnel construit par des réalisateurs privilégiés et ne reflétant rien d’autre que “des idées sur la façon dont nous sommes heureux ensemble”.

Voici deux exemples :

Depuis 2014, j’ai arrêté de lire les médias russes et de regarder le cinéma russe. C’était une question d’auto-préservation, le récit russe a submergé notre paysage culturel, cela s’est terminé pour moi avec l’annexion de la Crimée. Trois ans plus tard, en 2017, j’ai dû voir le film russe Aritmia de Boris Khlebnikov dans un festival. Après la projection, nous discutions avec des collègues des raisons pour lesquelles ce film ne pourrait jamais être tourné dans l’Ukraine moderne et pourquoi il ne nous parlait pas du tout. Il y avait le personnage principal, un chauffeur d’ambulance, pris au piège du sentiment que rien ne dépend de lui, il ne pouvait rien changer à une société corrompue. Alors, il commence à briser sa propre famille et lui-même. C’était un film sur l’incapacité d’un homme russe à faire quoi que ce soit de sa vie et de nombreux Russes ont dit que cela reflétait leur vie et que c’était un manifeste de leur génération.

Nous, les Ukrainiens, avons déjà vécu l’expérience de Maïdan, nous avons appris que tout était entre nos mains. Les films russes avec cet état d’esprit ne me parlent plus.

Un autre exemple concerne Shamar de Natalya Andreychenko. J’ai vu ce film 24 ans après sa réalisation, il ne nous avait jamais été présenté à l’école de cinéma où – à Kiyv nous avons été obligés d’étudier le réalisateur soviétique Sergei Eisenstein pendant des années – mais pas les remarquables cinéastes ukrainiens. Ma conversation avec Natalya et son film a été une expérience étonnante. La scène d’ouverture est folle, belle, et exprime cette énergie sauvage du personnage principal : le film commence avec des chars qui dansent dans la mer. En regardant cette histoire sur l’époque soviétique, mais racontée dans une langue non soviétique, j’ai été submergée par son énergie et frustrée qu’elle soit cachée.

Alors oui, le processus de redéfinition du cinéma ukrainien a commencé il y a quelques années, principalement grâce aux programmateurs passionnés de notre cinémathèque nationale, le Dovzhenko National Centre, dont les projections et conférences réécrivent l’histoire du cinéma.

On parle beaucoup, y compris dans les milieux du cinéma en Ukraine, d’une perspective “décoloniale” vis-à-vis de la culture russe… 

Je pense que les Ukrainiens méritent d’être considérés comme des personnes avec leur propre histoire culturelle au-delà du contexte culturel russe. J’espère que le concept toxique de “peuples frères” promu par la Russie s’éteindra au plus vite.  La culture russe sera réévaluée comme étant celle utilisée pour la propagande de guerre à travers les siècles, nous rendrons ainsi notre patrimoine culturel à nos musées et à nos archives. 

Que pourrait être un cinéma contemporain “décolonisé” en Ukraine ? Que pourrait être une histoire “décolonisée” du cinéma ukrainien ?

Cela se produit déjà... Je veux dire que nous faisons déjà des films avec cet état d’esprit différent que j’ai déjà évoqué. En ce qui concerne l’histoire du cinéma ukrainien “décolonisé”. Il faut commencer par Oleksandr Dovzhenko, un réalisateur soviétique ukrainien qui a beaucoup inventé en matière de langage visuel expressif, mais qui était toujours considéré comme “russe”, aux côtés de Dziga Vertov et d’autres.

Vous êtes diplômé de l’Université nationale du cinéma et de la télévision Karpenko-Kary de Kiyv en 2004, l’année de la “révolution orange”. Quelle était la place du cinéma russe pendant votre cursus ? Avez-vous ressenti une rupture après 2004 ?

Nous avons beaucoup étudié le cinéma soviétique pendant notre cursus, et bien sûr le russe, qui semblait déjà dépassé à l’époque. Des années plus tard, je me demande pourquoi personne ne nous a appris la structure de la narration en analysant Le parrain plutôt que Le cuirassé Potemkine. Quoi qu’il en soit, l’auto-éducation signifie bien plus pour moi que ces cinq ans dans cette école. En même temps, cette école m’a mis en contact avec toutes ces personnes remarquables qui ont réalisé des films ukrainiens modernes et qui ont été honorées dans des festivals internationaux. Je n’ai aucune idée de comment nous avons grandi comme cinéastes avec des positions bien différentes de celles de nos professeurs. Peut-être est-ce toujours cet esprit combatif ?

Propos recueillis par mail (et traduits de l’anglais) le 12 août 2022 par Arnaud Hée
 

Stanislas Menzelevskyi, enseignant-chercheur et réalisateur

Qu’est-ce qu’un film ukrainien de votre point de vue ? Y a-t-il actuellement des débats pour redéfinir cela ?

Nous pouvons partir du fait selon lequel le cinéma national est un cinéma produit/fabriqué en Ukraine (les lieux, bien sûr, peuvent être différents) par des producteurs ukrainiens avec l’argent des contribuables ukrainiens. La langue n’était pas le problème avant la guerre. Les gens parlaient différentes langues – même avec la langue des signes dans le cas de The Tribe (de Myroslav Slaboshpytskiy, 2014, ndlr). Ces films reflètent la nature multiethnique de la culture ukrainienne. La guerre changera la donne à coup sûr, il y aura moins de russe, mais je ne m’en soucie pas beaucoup. Voyez-le comme une logique post-traumatique “normale”. Cette définition est bien sûr trop rigide et insensible aux cas de collaboration.

Je pense que ces dernières années, il n’y a pas eu de cas à grande échelle de non-reconnaissance de films ukrainiens comme ukrainiens. La question se complique lorsque l’on travaille avec l’histoire du cinéma ukrainien. De ce point de vue, tous les films réalisés par le VUFKU (et la République socialiste soviétique d’Ukraine) sont ukrainiens. Sans le VUFKU et les socialistes ukrainiens, il n’y aurait pas eu L’homme à la caméra, par exemple. De ce point de vue, ce film est ukrainien, ainsi que deux autres films de Vertov (La 11e année et Enthousiame ou La Symphonie du Donbass). Pas seulement soviétique, ce qui signifie généralement russe dans un contexte international, mais ukrainien (soviétique). Il a également été promu à l’échelle internationale de cette manière dans les années 1920. Cela ne veut pas dire bien sûr que Dzyga Vertov est Ukrainien. Mais il n’était pas russe (mais presque tous les livres sur le cinéma soviétique le prétendent), mais plutôt un juif polonais, qui a passé quelque temps en Ukraine, où il a reçu son surnom – Dzyga signifie “toupie” en ukrainien ! Cela a fonctionné en Russie soviétique et en Ukraine soviétique, et soit dit en passant, le projet socialiste ukrainien différait beaucoup de son homologue russe avant Staline. Plus tard, lorsque toutes les ressources ont été centralisées à Moscou, lorsque toutes les écoles de cinéma ukrainiennes locales ont été fermées ou “réorganisées”, la seule chance pour un réalisateur ukrainien d’étudier le cinéma était de le faire à Moscou (comme Savchenko ou Shepitko) et d’y rester pour y travailler après l’obtention du diplôme.

On parle beaucoup, y compris dans les milieux du cinéma en Ukraine, d’une perspective “décoloniale” vis-à-vis de la culture russe. Quelle est votre position ?

Les questions coloniales, postcoloniales et décoloniales concernant l’Union soviétique sont trop complexes pour être couvertes ici. La théorie postcoloniale ne fonctionne pas bien dans le contexte soviétique. L’Empire de l’action positive : Nations et nationalisme en Union soviétique, 1923-1939 de Terry Martin pourrait aider d’une manière ou d’une autre, ainsi que Le cinéma ukrainien : appartenance et identité pendant le dégel soviétique de Joshua First.

Je préfère parler d’un agenda post-impérial. Ce que je veux dire, c’est que l’histoire classique du cinéma soviétique a été écrite à Moscou, puis cette vision hégémonique a été retraduite par de nombreux universitaires étrangers. Et cette histoire ignore généralement la diversité des républiques soviétiques, négligeant la diversité culturelle et politique de l’époque – différentes versions de la culture socialiste. Malheureusement, la guerre en Ukraine démontre que nous avons affaire à cet héritage encore aujourd’hui. De ce point de vue, l’agenda décolonial pourrait être très simple : être sensible à l’histoire culturelle de l’Union soviétique, être sensible aux industries cinématographiques de toutes les républiques soviétiques, pas seulement celle de Russie (pour cela, il faut lire non seulement russe, mais ukrainien, arménien, kazakh, etc.), pour dépasser la russophilie simpliste dominant les études cinématographiques.

Si la langue suffit aux Russes pour revendiquer un film, n’y a-t-il pas la tentation d’en faire autant du point de vue ukrainien ?

L’histoire de la russification des autres cultures et industries cinématographiques soviétiques est très compliquée, se déroulant sur un temps long. Une partie de son succès est l’aveuglement des intellectuels occidentaux à reconnaître la complexité et la diversité de la culture soviétique socialiste des années 1920. L’identification de l’héritage impérial (russe) et soviétique uniquement avec la culture russe a entraîné l’impossibilité d’identifier les ukrainiens russophones comme Ukrainiens et non comme Russes. Les revendications russes réussissent en partie parce que l’Occident a réduit l’Union soviétique à la Russie et la culture soviétique à celle de la Russie. Alors que toutes les républiques soviétiques avaient des versions différentes des projets socialistes et jouissaient d’une autonomie culturelle avant l’arrivée au pouvoir de Staline.

Après la guerre, je serai le premier à discuter de la complexité des problèmes linguistiques en Ukraine et à plaider pour une réponse asymétrique à la politique culturelle russe. Mais en ce moment particulier, où la langue ukrainienne est une raison pour les Russes de nous tuer, c’est un privilège européen de penser à la langue russe opprimée et de craindre l’hypothétique nationalisme linguistique. En tant qu’ukrainien russophone je me fiche actuellement de la langue et de la culture russes.

Vous appartenez à un collectif (avec Anna Onufriienko, Oleksandr Teliuk, Elias Parvulesco) aussi en tant que cinéaste, qui travaille à partir d’images d’archives : est-ce pour vous une manière de vous réapproprier le passé, d’une certaine manière de (re)prendre un pouvoir sur lui ?

L’idée était moins poétique que conceptuelle : essayer un nouveau médium tout en travaillant avec l’histoire du cinéma. Las d’écrire des textes académiques, nous avons décidé de travailler avec des séquences filmées. En tant qu’archiviste, vous regardez beaucoup de séquences fascinantes et étranges. Dans le même temps, ces images étonnantes ne sont pas accessibles à un public plus large en raison des limites du support et de la marginalité des films de non-fiction et des actualités. Pour faire simple, les gens n’ont pas de tables de montage pour regarder ces films et ils sont trop “ennuyeux” pour un spectateur moyen. Ainsi, l’idée initiale était de partager cette matière unique avec des personnes qui ne l’auraient jamais vue dans un contexte quotidien. Pour la rendre accessible/intelligible, il faut la réorganiser et la remonter dans une nouvelle histoire.

L’idée d’Atomgrad. Assembling Utopia était liée à l’étude de la représentation de Tchernobyl dans le cinéma ukrainien, ce que j’avais étudié auparavant. Entre 1986 et 1998, trois studios de cinéma ukrainiens de non-fiction et des entreprises privées ont produit jusqu’à 40 films documentaires sur le sujet. Dans le même temps, la culture commémorative post-Tchernobyl tend à ignorer un corpus relativement modeste mais emblématique de films (réalisés entre 1973 et 1984) qui dépeignent la construction de la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine soviétique et la ville de Prypiat qui lui est rattachée. Réalisés avant l’accident, ils ont ensuite été éclipsés par le consensus bureaucratique et dystopique post-1986. Alors que la désillusion dominait le discours public, la culture visuelle pré-accidentelle a donc été invisibilisée. À cet égard, l’objectif du projet n’était pas de négliger et de rejeter ces films, chargés de connaissances et de soupçons post-traumatiques, mais de les faire ressortir comme faisant partie intégrante de la “filmographie de Tchernobyl” et de l’histoire du cinéma ukrainien soviétique.

Propos recueillis par mail (et traduits de l’anglais) entre le 9 et le 26 août 2022 par Arnaud Hée

 Photo de bandeau : Jeunesse en sursis (Stop-Zemlia), long métrage de Katerina Gornostai (2021).