News 17/06/2022

Cannes 2022 : le monde en répétitions

Il n’est jamais trop tard pour revenir au dernier Festival de Cannes, à travers un bref compte-rendu évoquant les courts métrages ayant particulièrement retenu l’attention de notre rédactrice présente sur place.

Parmi les neuf courts métrages sélectionnés en compétition officielle, le Népalais Lori d’Abinash Bikram Shah (photo de bandeau) a reçu une mention spéciale du jury présidé par Yousry Nasrallah. “J’aimerais que papa soit en vie à ta place”, dit à sa mère une fillette de douze ans que l’on prépare à être mariée de force.

Dans un style très épuré, le format carré juxtapose les travaux des champs de la pré-adolescence et les rituels que les femmes du village lui dispensent de force pour l’apprêter à la noce. On l’attrape pour lui percer le nez, on lui enduit le corps avant de le frotter, on l’habille de vêtements traditionnels. La jeune fille argumente, pousse un cri strident pour résister à ces traitements qui se succèdent avec une implacable sécheresse dans le montage qui enchaîne les étapes du mariage comme des étapes auxquelles il est impossible de se soustraire. Lori refuse de regarder son reflet maquillé dans le miroir et se met à résister à tous ces gestes que toutes les femmes qui l’entourent ont dû accepter à un moment de leur vie et finit par résister le plus farouchement du monde: par son silence, seul moyen d’affirmer une voix que personne n’écoute.

Il est aussi question de transmission dans Ice Merchants, le beau film d’animation présenté à la Semaine de la critique dans une sélection ménageant toutes les formes, parmi lesquels se distinguaient Swan dans le centre d’Iris Chassaigne ou Raie Manta d’Anton Bialas, portraits de résistance à un monde de consommation et d’obéissance.

Dans son film d’animation, João Gonzalez dessine le quotidien d’un père et son jeune enfant, vivant dans un chalet accroché avec force poulies au flan de la montagne. Chaque jour, ils contemplent la vallée de leur point de vue imprenable, se balancent dans le vide sans peur, après avoir fait la petite magie qui leur permet de gagner leur vie : transformer l’eau en glace. Les journées se répètent, dessinées par fragments légèrement différents à chaque nouvelle occurrence, ainsi que le bonheur et le danger d’une existence aux confins de la société. Mais arrive ce que le dérèglement climatique rend inéluctable : l’eau ne change plus d’état, restant parfaitement liquide dans son frigo naturel. Le cinéaste portugais filme la menace de l’environnement comme une vertigineuse dégringolade, prétexte à observer le monde d’en haut et à en révéler ce que l’œil ne peut voir.

La Quinzaine des réalisateurs est restée fidèle une fois de  plus à l’esprit de recherche qui a présidé aux sélections de courts métrages depuis sa création, laissant une belle place au narratif Des jeunes filles enterrent leur vie, deuxième court de Maïté Sonnet, parmi deux programmes dédiés aux formes expérimentales. “Je sais que je suis folle”, dit, sur fond noir, la voix d’une jeune femme qui propose par un message audio à une copine d’aller boire un verre ouvre The Spiral de María Silva Esteve (visuel ci-dessus). La réalisatrice argentine présente ce court métrage qui fait suite à plusieurs documentaires comme un cadeau à une amie pour lui montrer qu’elle comprenait la confusion mentale dans laquelle elle était plongée depuis plusieurs mois. Hypocondriaque, celle ci peine à sortir de chez elle, s’enfermant dans un vortex intellectuel, maelström d’images et de sons disparates qui se succèdent et se combinent.

The Spiral convoque d’abord un plan en noir et blanc dans lequel une fillette constate que son reflet dans le miroir prend son indépendance par rapport à ses propres mouvements. Cette scène burlesque laisse vite place à d’autres motifs, plus angoissants, agglomérés dans des matières d’images qui semblent attirer le corps du spectateur dans une profondeur illusoire de l’écran entrecoupés de bribes d’auto analyse et de récit de traumatismes lointain. Le film ne cherche pas l’exhaustivité documentaire du témoignage mais utilise les images pour donner corps à la peur et le désir conjoints de la maladie physique, préférable à la pathologie mentale parce que plus tangible malgré sa terrifiante attraction morbide. Magma de voix, valse viennoise baroque, musique électronique et bruits, souffles inquiétants tandis que l’image nous aspire dans des surfaces et matières bouillonnantes et déformées se terminent par la course lancinante d’un cerf hiératique dont le regard nous fixe avant de se détourer, comme fuyant ce qu’il aurait vu face à nous et qui l’aurait effrayé, une image “comme un démon”.

Raphaëlle Pireyre

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