En salles 05/09/2020

Tout le cinéma de Jean-Daniel Pollet : “Pollet retrouvé”

Initialement destinés à sortir le 18 mars dernier, les 22 films de Jean-Daniel Pollet restaurés sous la direction de La Traverse accèdent finalement aux écrans le 9 septembre, sous l’intitulé “Pollet retrouvé”. De nombreux courts métrages y figurent naturellement.

Le moment Jean-Daniel Pollet finit bien par advenir, mais avec quelle difficulté. Les derniers rebondissements ont pu nourrir à l’envi le qualificatif de “cinéaste maudit” : si elle n’a pas empêché la tenue presque complète de la rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse, la crise sanitaire liée au coronavirus a juste donné le temps à celle à la Cinémathèque française de s’ouvrir au printemps dernier, avant que les rideaux ne ferment pour de longs mois. Et rappelons qu’en octobre 2001, c’est une grève au Centre Pompidou qui avait eu la peau d’une rétrospective quasi intégrale de son œuvre. Mais la Cinémathèque française n’a pas manqué d’insister, et cette rétrospective a bien eu lieu du 12 au 30 août. Et désormais, la réédition de 22 films se profile, dans des copies dont la restauration a été coordonnée par La Traverse, un éditeur et distributeur dont on admire la fidélité et l’abnégation pour rendre visible cette œuvre, l’une des plus précieuses et singulières du cinéma français.

Cette singularité repose sur une filmographie comme recommencée à chaque jalon, d’où cette impression assez paradoxale de cohérence et de diversité. On distingue généralement deux pans dans l’œuvre de Jean-Daniel Pollet : une veine essayiste – plus ou moins hybride, parfois franchement fictionnelle, parfois clairement documentaire – où le dialogue entre image et texte constitue une pierre angulaire, de même que le compagnonnage fertile avec la littérature ; d’autre part, les fictions où Claude Melki tient bientôt le rôle central, après avoir partagé l’affiche lors de ses premières marquantes apparitions. Cette distinction est commode mais toute relative, et surtout elle opérait mieux avant que l’on puisse découvrir La ligne de mire (1959), invisible pendant plus de 50 ans, jusqu'à ce qu’une copie ne soit heureusement retrouvée aux Archives françaises du film. Célébré par quelques spectateurs privilégiés (parmi lesquels Luc Moullet ou Jean-Luc Godard), il acquiert le statut de film mythique – qui aurait compté parmi les premiers longs de la Nouvelle vague. Comme à la recherche de la résolution d’un théorème ésotérique, Pollet buta tant sur le montage qu’il termina à la poubelle – comme cela faillit être le cas, quelques années plus tard, de Méditerranée (photo ci-dessus).

Il est étonnant de constater combien, à 23 ans, après le coup de maître du court Pourvu qu’on ait l’ivresse…, le cinéaste synthétise ce que sera son cinéma durant plus de quatre décennies : un art du temps transpercé par la mélancolie ; l’attachement pour les lieux comme s’ils disposaient d’une âme ; la résistance face aux conventions narratives ; la circularité et les réitérations du montage ; la présence en filigrane de Claude Melki ; la méditation sur l’isolement et l’insularité ; la tension entre mouvement et immobilité. On pourrait poursuivre ce jeu de correspondance entre La ligne de mire et l’ensemble de la filmographie, il est en tout cas d’une importance capitale de l’avoir découvert en 2015 après ce long purgatoire.

Après les somptueux Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958, photo ci-dessus) et Gala (1961), et donc La ligne de mire, Claude Melki n’est plus une figure parmi d’autres : une saga s’agence au personnage burlesque prénommé Léon, magnifiquement campé par ce tailleur du Sentier découvert par Pollet lors de repérages dans un dancing. L’histoire de Léon est assez simple : il aimerait bien séduire (ou simplement passer à l’acte avec une prostituée dans Rue Saint-Denis), mais se révèle tout à fait incapable en raison de sa timidité et de sa maladresse. Du moins jusqu’à ce que la danse lui confère ce pouvoir. Des prémices à L’acrobate (1976), on assiste à un cheminement vers la grâce ainsi qu’un trajet de la marge vers le centre – la piste, qu’il convoite dès Pourvu qu’on ait l’ivresse, comme un espace de conquête, dans un sens aussi bien spatial que sentimental. La saga Melki/Léon contient ainsi un récit parfaitement cohérent, qui semble clos à la fin de L’acrobate, même si Pollet avait encore la volonté, disait-il avec affection, d’écrire “pour Claude” – cinq à six projets n’aboutirent pas.

L’autre pan de cette œuvre est le plus célébré, certains films disposent même d’une aura exceptionnelle, comme Méditerranée (1962), dans lequel une série de plans résultant d’un voyage de trois mois et demi autour de la mer-titre devient un entêtant et fascinant ballet composé au montage. Ce film dont le commentaire est signé Philippe Sollers constitue le point de départ d’un lien fertile avec la littérature sous des formes et selon des approches variées : Francis Ponge, avec lequel il croyait fort au “parti pris des choses” (Dieu sait quoi, 1995), avec Guy de Maupassant (Le Horla, 1967, photo ci-dessous), à quoi s’ajoute une variation autour de la figure du Robinson Crusoé de Daniel Defoe (Tu imagines Robinson, 1968). Il est tentant de faire de Pollet un “cinéaste littéraire”,  mais si c’est un fait qu’il s’est intéressé (et lié) avec les avant-gardes littéraires, notamment le Nouveau Roman, le texte n’ensevelit jamais l’image et la mise en scène, ni ne les paralyse. Au contraire, les éléments visuels et les mots se tiennent et se soutiennent, comme en équilibre sur une étroite ligne de crête.

Ce qui caractérise le mieux cette filmographie dans son ensemble, ce sont sans doute moins ces différents pans que l’idée que chaque film est un essai, une remise sur le métier des possibles cinématographiques. Toutes les étapes du film, de l’écriture au montage en passant évidemment par le tournage, sont des moments de création ouverts aux aléas, à des expérimentations audacieuses, par exemple avec les acteurs. C’est particulièrement le cas pour Le sang (1972), étonnante œuvre hirsute, violente et détraquée, où les membres de la troupe des Tréteaux libres de Genève traversent des paysages désolés dans une sorte de bacchanale dyonisiaque. Cette ressortie sera l’occasion de découvrir ce film rare, qui fut en son temps – autres temps ! – présenté à La Quinzaine des réalisateurs, mais que Pollet a longtemps rendu invisible parce qu’il compte trois sacrifices animaux dont il ne voulait pas se rendre complice.

Un autre point de tension et de partage dans l’œuvre se situe aussi entre la mobilité et l’immobilité, éléments contenus dans une mise en scène constituée d’amples et complexes mouvements d’appareil, rectilignes, circulaires, parcourant et décrivant le monde, mouvements souvent interrompus, répétés et repris. Mais parfois il s’agit de s’arrêter, de regarder, d’adopter une attitude contemplative sur les choses et les êtres : le temple de Bassae, le corps de Claude Melki, les gestes des travailleurs dans Pour mémoire (La Forge) (1978), le faciès de Raimondakis dans L’ordre (1974). Cela consiste aussi à revoir, relire l’œuvre (Contretemps, 1988), en y insufflant un autre montage, un autre mouvement.

De motif de mise en scène, cette tension entre mouvement et immobilité sera vécue par le cinéaste dans sa chair après un très grave accident survenu en 1989 – il est percuté par un train, caméra en main. Les films intègrent alors cette condition d’infirme mais aussi sa conjuration par la mise en scène cinématographique à partir d’un espace domestique – la ferme du Cadenet, en Provence, où il s’installe après son accident. Il s’agit alors de reprendre le chemin de la Grèce, pays dont il a fait une terre d’élection (Trois jours en Grèce, 1991), d’investir cinématographiquement l’œuvre poétique de Francis Ponge (Dieu sait quoi, 1995), de méditer sur le rapport au monde et à autrui à travers la figure d’un alter ego reclus (Ceux d’en face, 2001), avant que le complice Jean-Paul Fargier ne termine Jour après jour (2005) après le décès du cinéaste en 2004. L’attachement et la passion qui procèdent de l’œuvre accidentée, torturée et avant tout généreuse, poétique de Pollet découlent sans doute que, de Pourvu qu’on ait l’ivresse… à Jour après jour, il prend à bras le corps cette question essentielle : comment habiter ce monde terrifiant et beau ? 

Arnaud Hée

“Pollet retrouvé” / 22 films en versions restaurées, en salles à partir du 9 septembre (au Reflet Médicis à Paris) :
Pourvu qu’on ait l’ivresse… (1958), Gala (1961), Méditerranée (1963), Bassae (1964), Une balle au cœur (1966), La femme aux cent visages (1966), Le Horla (1967), Les morutiers (1968), Tu imagines Robinson (1968), Le sang (1972), L’ordre (1974), L’acrobate (1976), Pour mémoire (la Forge) (1978), Au Père Lachaise (1986), Contretemps (1988), L’arbre et le soleil : Max-Felipe Delavouët et son pays (1990), Trois jours en Grèce (1990), Contre-courant (1991), Dieu sait quoi (1995), Ceux d’en face (2001) et Jour après jour (2006).


Deux publications récentes :
La vie retrouvée de Jean-Daniel Pollet, de Jean-Paul Fargier, Les Éditions de l’Œil, 384 p.
Machine-Pollet, collectif, MF Édition/ESBAN, 334 p.  

 

Photo de bandeau : Jean-Daniel Pollet sur le tournage de Trois jours en Grèce.

À lire aussi :

- Méditerranée en livre-DVD à La Traverse.

L'ordre et Pour mémoire de Jean-Daniel Pollet en livre-DVD à La Traverse.