En salles 25/02/2022

Du court au long : les fragments émouvants d’Emmanuel Marre

Avec son premier long métrage, remarqué à la 60e Semaine de la critique à Cannes et coréalisé avec Julie Lecoustre, Emmanuel Marre attire à nouveau l’attention, après un parcours déjà riche dans le court.

Enfant du début des années 1980, Emmanuel Marre grandit dans la décennie de l’avènement du clip vidéo, du film publicitaire, de l’esthétique pop et de la société du “spectaculaire”. Un champ de vision qui s’avèrera à l’opposé de son cinéma, quand il sera grand. Tout ce qui l’intéresse se passe dans le micro-événement, l’instantané, le fragment, l’irrésolu, l’invisibilisé, le hors champ. Faire la lumière sur ce qui n’y est jamais, tel est le sel de la création de l’artisan. En résulte un sens de l’observation aigu, pour mieux mettre en relief ce qui attire rarement l’œil de la caméra. Ce sens du regard apparaît dès ses travaux étudiants à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD), à Louvain-la-Neuve en Belgique. Il y œuvre notamment avec son comparse Antoine Russbach, avec qui il cosigne le court métrage Michel (2008), entre exploitation humaine, marchandage de sommeil et exploration de la galère.

En prolongement de ce gros plan sans appel sur la société, la collectivité et l’individu, il sera le coscénariste de Russbach sur le premier long métrage de celui-ci, Ceux qui travaillent, sorti dix ans plus tard. Il signe aussi à l’IAD La vie qui va avec (2008), une chronique émouvante et sans fard sur un moment de partage dans un magasin Ikéa, entre une mère séparée et ses deux jeunes fils, avec l’épatante Catherine Salée. Cette enseigne de consommation, symbole de notre occident contemporain, annonce les décors socialement universels et impersonnels à la fois qui peupleront les films suivants.



Car l’univers du cinéaste, empli d’acuité sur l’humanité, capte inlassablement la solitude des êtres, fussent-ils entourés des autres. Malgré les liens qui attachent, et les sentiments qui font vibrer, les protagonistes du Désarroi du flic socialiste quechua (2014), du Film de l’été (2016), de D’un château l’autre (2018) ou de Rien à foutre (2021) traversent l’existence avec un mélange de facilité d’adaptation à l’imprévu, et d’une quête existentielle flottante. Une véracité de la restitution, que l’écriture et la mise en scène accompagnent, avec un équilibre de préparation et de lâcher-prise. Les variations intérieures sont infimes, subtiles, mais les cœurs vibrent, émus par la rencontre possible, et la menace de la disparition, de la séparation ou du deuil. Les lieux de vie collectifs et interchangeables peuplent donc les films de Marre.

Centres commerciaux, zones commerciales, magasins, cafétérias, stations-service, parkings, hôtels Formule 1 (Chaumière, 2012), aéroports, vols low cost, les êtres déambulent dans les bulles de la consommation moderne. Ils avancent, s’arrêtent, repartent, hésitent parfois. Une hésitation qui va jusqu’à l’incertitude politique du héros du Film de l’été, qui ne sait pas pour qui voter au moment des élections présidentielles de 2017, et traverse les meetings, d’Emmanuel Macron à Marine Le Pen. Un flottement existentiel et géographique qui habite aussi Cassandre, l’héroïne de Rien à foutre, qui va quitter son non-lieu de vie à Lanzarote, pour un autre rêve aseptisé, à Dubaï.



Sélectionné à la Berlinale, Grand prix au Festival de Clermont-Ferrand et Prix Jean-Vigo pour Le film de l’été ; Pardino d’or du meilleur court métrage à Locarno et Grand prix fiction à Côté court à Pantin pour D’un château l’autre, le réalisateur s’est retrouvé sur la Croisette à Cannes en 2021, pour son premier long métrage Rien à foutre, lauréat du Prix de la Fondation Gan à la diffusion, et qui gagne enfin les grands écrans ce mois de mars 2022.

Une belle reconnaissance pour ce cinéma attentif et généreux, sans esbroufe ni trompettes. Qui revendique aussi sa fabrication artisanale, hors des sentiers conventionnels. Julie Lecoustre a rejoint Emmanuel pour imaginer et mettre en forme D’un château l’autre, avant de coécrire et coréaliser avec lui ce premier long en commun. Une belle aventure du duo, qui enrichit encore le monde passionnant d’Emmanuel Marre. Féminin et masculin à égalité pour regarder et raconter, sur la route de celui qui fut aussi acteur, il y a près de dix ans, face à l’auteure-réalisatrice-actrice Salomé Richard, dans Septembre (2013). Une chronique d’un couple en pleins affres du désir et de l’argent.

C’est une femme qui aujourd’hui incarne l’actualité du monde de Marre et Lecoustre. Adèle Exarchopoulos porte haut et fort l’humanité tremblante et bouleversante de Rien à foutre. Avec son uniforme d’hôtesse de l’air, son profil digital “Carpe Diem” et ses soirées arrosées, elle prend la suite des figures personnifiées par Jean-Benoît Ugeux, Pierre Nisse, Catherine Salée et les autres, au cœur de tous ces fragments émouvants, sans oublier Petit chevalier (2010). Une galerie de portraits singuliers et marquants.

Olivier Pélisson

À lire aussi :

- Le film de l’été, lauréat du Prix Jean-Vigo 2017.

- D’un château l’autre récompensé à Locarno en 2018.