Livres et revues 31/01/2017

Sélection officielle

Alors que la nouvelle vient de tomber de la présidence du jury par Pedro Almodóvar cette année à Cannes, retour sur le tout récent livre signé, en forme de journal, par son délégué général Thierry Frémaux.

Au moment de refermer le livre déjà abondamment commenté de Thierry Frémaux sur une année de sélectionneur du Festival de Cannes et alors qu'on s'apprête à écrire quelques lignes à son sujet, difficile de savoir par où commencer tant la lecture de ces 620 pages passionnantes aura plongé celui qui s'intéresse aux arcanes du plus grand festival de cinéma du monde dans un abyme de pensées contradictoires, entre admiration, perplexité, agacement et enthousiasme. Car si le livre déroule de manière linéaire et chronologique son programme de journal au jour le jour – de la clôture de Cannes 2015 à celle de l’édition 2016 – l'ouvrage est complexe, fourmillant de notations, d'anecdotes, de fins aphorismes, de citations mémorables, d'hommages amicaux vibrants (à Bertrand Tavernier, à Michel Ciment, à Pierre Rissient ou à Raymond Chirat) et d'explications précieuses levant un coin de voile tant sur le fonctionnement de la machine-Cannes que sur la manière de travailler d'une personnalité puissante et enviée.

Sa parole ici livrée brute dessine – ce n'est pas un scoop ! – le portrait d'un passionné, d’un bourreau de travail, d'un “passeur” au sens noble du terme, auquel seuls le cyclisme, sa femme, ses enfants, ses amis, les matchs de l’Olympique Lyonnais, la campagne et Bruce Springsteen semblent pouvoir parfois ravir l'attention de tous les instants qu'il porte au cinéma, à son histoire, aux films, à leurs auteurs et à tous ceux, qui, dans la chaîne, les fabriquent, les financent, les défendent ou les promeuvent.

Avec les deux phares que sont, pour lui, le festival Lumière à Lyon à l'automne et le festival du film à Cannes au printemps, Thierry Frémaux balaie avec une certaine élégance une année contrastée, mouvementée, où les événements du monde renvoyèrent parfois le cinéma à l'anecdotique (ces quelques pages autour du 13 novembre quand le récit se grippe, renvoyant le sélectionneur privilégié à son statut de citoyen français comme tous les autres : sidéré) ; année décisive aussi, après une édition 2015 jugée faible, où lui-même, courtisé par Pathé, se remit en question, aurait pu abandonner Cannes et peut-être même l'Institut Lumière...

Dans les coulisses des deux lieux qu'il dirige et dont il nous ouvre grandes les portes, apparaît surtout qu'à Lyon comme à Paris (siège à l'année du Festival de Cannes), Frémaux reste un homme infiniment attaché à ses équipes, à des collectifs à tailles variables dont il détaille avec une affection sensible les membres, leurs tâches et apports respectifs. La sélection cannoise, si elle est signée de son nom et s'il y dispose du dernier mot, est ainsi présentée comme une construction éminemment collégiale dont on prend plaisir à lire le récit du complexe assemblage, les différentes étapes, entre attentes, espoirs, suspense et rebondissements. Comment on constitue un jury, quels sont les enjeux, la place du cinéma américain, les repérages de films dès l'hiver, les projections privées, les voyages, les tensions, les rabibochages (beau passage épistolaire avec Arnaud Desplechin dont Trois souvenirs de ma jeunesse ne fut pas sélectionné en 2015 mais qu'il invite à siéger au jury de George Miller en 2016), tout est là, semble-t-il, et pour qui se passionne chaque année pour les sélections cannoises et les commente à l'envi, c'est absolument passionnant.

Reste notre perplexité, souvent, quant à la proximité non-dissimulée de Thierry Frémaux avec tant de cinéastes-amis qui l'appellent, lui envoient force SMS ou mails, avec qui il déjeune, qui le convoquent directement, l'invitent (ce passage troublant où Sean Penn l'accueille pour qu'il voie chez lui à Los Angeles un premier montage de The Last Face dont on sait depuis l'accueil désastreux qui lui fut fait à Cannes, puis à sa sortie), moments de dévoilements alimentant évidemment, quoique l’auteur s'en défende avec éloquence, la critique renouvelée chaque année qu'il y aurait des cinéastes “abonnés” : ceux-là même d'ailleurs dont il ne peut pourtant dissimuler qu'il guette leurs films avec le plus d'attention (Assayas, Loach, Winding Refn, Dolan, Almodóvar, Mungiu, les Dardenne, très attendus par l’auteur et... sélectionnés, pour s'en tenir à l'édition 2016) .

De fait, Thierry Frémaux ne cache rien, assume ses nombreuses amitiés, défend l’idée d’“une cinéphilie heureuse” qui ne peut, ne veut plus se nourrir du conflit. Et aussi, oui, même s’il fait souvent des déçus, assume-t-il vouloir “rester copain avec tout le monde”. Bref, la lecture de Sélection officielle n’arrangera rien à l’accusation de copinage réitérée chaque année à l’annonce de la compétition, mais au moins Frémaux s’en explique-t-il (“Avoir de bonnes relations avec autrui fait partie de mon travail – je trouve même que c’est un beau programme, dans la vie”), voire s’en amuse quand il relaie ponctuellement dans son journal les nouvelles que lui donne un Kusturica bien trop sûr de lui (et qui ne sera pas sélectionné). Le récit des découvertes d’œuvres plus inattendues comme Toni Erdmann, Aquarius, Dernier train pour Busan, Harmonium ou un éloge du cinéma de genre viennent heureusement contrebalancer cela sans tout à fait annuler l’agacement qui nous saisit souvent, à la lecture, face à la prévisibilité de certaines attentes, de certains choix.

Jusqu'à la dernière ligne droite – chapitre exaltant sur la longue journée précédant l'annonce de la compétition, où il faut enfin statuer sur le sort des films français  (tous choisis au dernier moment dans un souci d'égalité), appeler les uns, écrire aux autres, dire oui ou non, compétition ou “Un certain regard” et surtout répondre à tous – c'est aussi, dans le récit des relations avec les autres sections (la Semaine de la critique, la Quinzaine des réalisateurs... tiens, jamais n'est fait mention de l'ACID !), les autres festivals majeurs ou dans les tractations de calendriers avec les distributeurs, que Sélection officielle se lit bel et bien comme un roman à suspense haletant. Autant que comme l'autoportrait émouvant d'un homme bienveillant, aimant et avant tout tourné vers les autres (le livre est aussi à son meilleur dans les nombreux portraits de cinéastes ou de pairs que Frémaux compose).

La dernière partie, au cœur de l’édition 2016 du Festival de Cannes et de l’emploi du temps hallucinant de son délégué général (lire la feuille de route d’une journée parmi d’autres) ne manque pas de souffle. Et l’auteur de conclure ce journal précieux avec humilité : “J’espère qu’un peu de ma propre mémoire subjective peut servir la mémoire collective du Festival de Cannes, comme une petite pierre posée sur un édifice qui m’a précédé et me survivra.” Mission accomplie.

Stéphane Kahn

Sélection officielle de Thierry Frémaux, éditions Grasset, 23,40 euros.
Paru le 11 janvier 2017.