En salles 15/02/2017

Indomptable (et pas angélique)

Présenté en première mondiale à Locarno en août 2016, "L’indomptée" de Caroline Deruas, qui sort cette semaine, est une convaincante et parfois flamboyante réussite.

Depuis une dizaine d’années et un premier court métrage prometteur (L’étoile de mer, découvert à la Quinzaine des réalisateurs en 2006), Caroline Deruas, par ailleurs coscénariste de Philippe Garrel sur plusieurs films, s’était régulièrement invitée dans les colonnes de Bref, au gré d’œuvres plutôt différentes les unes des autres. À l’heure du fameux “passage au long”, on est assez heureux de la voir renouer avec le lyrisme de son deuxième court métrage, Le feu, le sang, les étoiles (photo), délaissant (un temps ?) les pistes qu’elle avait empruntées ensuite (dans Les enfants de la nuit, film historique un peu figé, notamment).

Si le point de départ de L’indomptée (et sa bande-annonce malheureusement assez ratée) pouvait laisser craindre une œuvre convenue sur la création et les atermoiements d’artistes privilégiés en résidence à la Villa Médicis à Rome, il n’en est heureusement rien, le film se révélant bien plus aventureux, singulier et surprenant qu’il n’y paraissait de prime abord. Car si L’indomptée se fonde sur l’expérience de pensionnaire de Caroline Deruas et surtout sur un lieu qui, dit-elle, l’inspira tant, le film se détache très vite de sa base documentaire pour doucement tordre un réel dont la mise en scène n’aura de cesse de nous renvoyer une image déformée, troublante et subtilement fantasmatique. De fait, la Villa Médicis, aux intérieurs et aux jardins admirablement filmés, se révèle ici labyrinthique, lieu mental souvent nocturne, habité d’une trop riche histoire, qui déborde, qui s’infiltre, s’insinue, faisant ployer les efforts des uns et des autres pour y trouver leur place, sous le poids de puissances occultes et mystérieuses.

À ce titre, l’opposition faussement scolaire de deux artistes – l’une romancière besogneuse sous l’emprise d’un mari connu (Tchéky Karyo, étonnant en écrivain aussi sensible qu’involontairement tyrannique), l’autre photographe mystérieuse et intuitive – est avant tout un leurre auquel se prête, avec une conviction leur permettant de dépasser les clichés qui les dessine, les actrices Clotilde Hesme et Jenna Thiam. Et c’est de cette tension permanente entre réel et imaginaire que naît la beauté d’un film habilement funambule. Jusqu’au dénouement en forme de “twist” inattendu, le film réaliste n’aura ainsi cessé de batailler avec des séquences oniriques, des trouées formelles invoquant avec style le maniérisme du giallo (déjà, et qui reviendra, cet étonnant fondu au rouge concluant le prologue) ou témoignant d’une réelle appétence pour l’abstraction et la poésie.

À mesure qu’elle se déroule, la supposée fiction étriquée de l’entre-soi embrasse large et déjoue nos craintes. La musique fantastique de Nicola Piovani (qui travailla avec Bellocchio, Morretti ou les Taviani) participe pour beaucoup du romantisme assumé d’un film français volontiers grignoté par l’Italie et ses mythes. Et qui n’hésite pas à convoquer les fantômes d’un lieu chargé d’histoire(s) d’une manière autrement convaincante que celle d’Olivier Assayas ne sachant se dépêtrer de sa maladroite évocation du spiritisme hugolien dans Personal Shopper (pour s’en tenir à un film récent où une héroïne éprise de beauté frayait aussi avec les limites d’un imaginaire perturbé).

L’indomptée, à vrai dire, est comme le contrechamp de sa terne affiche qui saisit Jenna Thiam pressant le déclencheur de son appareil-photo : bien plus qu’un regard singulier et univoque, c’est une vue diffractée, plurielle et retorse, un grand film mystérieux sur la création dont les atours trompeurs de cinéma indépendant routinier ne demandent qu’à craquer à la moindre coupe.

Stéphane Kahn

Filmographie courts métrages
L'étoile de mer (2006, 22 min 30)
Le feu, le sang, les étoiles (2008, 15 min 30)
Les enfants de la nuit (2011, 26 min)
La mal aimée (2014, 10 min)