DVD 03/03/2017

Il était une fois la banlieue...

Documentaire sur grand écran propose en coffret DVD, dans le cadre de ses “collections particulières", six films de la réalisatrice du récent "Corniche Kennedy", que notre collaboratrice Julie Savelli a du coup rencontrée.

En écho à la sortie en salles de Corniche Kennedy (2016) – le dernier long métrage de fiction de Dominique Cabrera tourné avec des adolescents des quartiers populaires de Marseille – paraît un coffret DVD réunissant six documentaires de jeunesse de la cinéaste, tous consacrés à la banlieue.

Pionnière de ce retour du politique dans le cinéma français des années 1990, Dominique Cabrera filme la vie en cité dès 1981 dans l'un de ses premiers films, J'ai droit à la parole, puis dans cinq projets co-produits par la société indépendante ISKRA (issue de la coopérative SLON). Les deux principaux opus de cette série sont Chronique d'une banlieue ordinaire (1992) qui recueille le témoignage des anciens locataires d'une tour de Mantes la Jolie avant sa démolition et Une poste à la Courneuve (1994), un huis clos réalisé avec les usagers et les guichetiers d'un bureau de poste de la Cité des 4000. Malgré le malaise que connaissent déjà les banlieues françaises à cette époque (la loi Debré sur l'immigration provoquera l'indignation en 1997), Dominique Cabrera se tient à distance du cliché et de la rage. Filmant de l'intérieur, elle s'attache à la puissance affective des lieux, aux visages et à la parole de ceux que l'on ne voit pas, ou mal, dans les médias. D'un film à l'autre, résolument engagée pour le “vivre ensemble”, la cinéaste s’attelle à tisser une mémoire sensible de nos périphéries urbaines. 

Julie Savelli

La partition de l’œuvre.
Entretien avec Dominique Cabrera

Ce coffret DVD réunit six de vos films en partie restaurés à cette occasion, dont un inédit et deux suppléments. Comment est né ce projet d'édition thématique  ?

C’est d’abord une proposition de l’équipe de Documentaire sur grand écran : éditer les deux films tournés en banlieue et produits par Iskra : Chronique d’une banlieue ordinaire et Une poste à la Courneuve. On a naturellement ajouté les films tournés à l’époque, avant, après, en marge. Je me suis souvenue d’un de mes premiers courts métrages J’ai droit à la parole, tourné à Colombes dans une cité de transit. On l’a cherché, retrouvé, visionné sur une Atlas 16 mm à la Cinémathèque : c’était émouvant de voir resurgir les visages et les problématiques oubliées, de regarder les prémisses de ce que je réaliserais ensuite à la lumière de la vie qui avait passé, la beauté et la maladresse de ce film. Avec les outils d’aujourd’hui, on a étalonné les images tournées en 16 mm vingt ans auparavant. Je me trouvais devant des possibilités plus larges. Les couleurs étaient ravivées, les valeurs de contrastes étaient plus fines, les poussières et les rayures étaient effacées, les marques de scotch de montage disparaissaient. On pouvait décoller légèrement les protagonistes du fond, mettre en valeur un visage, le centre d’une séquence, rééquilibrer l’ensemble : un autre film que celui que j’avais projeté autrefois, apparaissait...

 

 

 

 

 


Lorsque vous réalisez Chronique d'une banlieue, il y a vingt-cinq ans en 1992, comment appréhendez-vous la vie en cité et que cherchez-vous alors à transmettre ?

Pour Chronique d’une banlieue ordinaire, j’étais habitée par une vision, celle des habitants de ces tours à travers le temps. Je les voyais à la fois dans une dimension romanesque et sociologique. J’éprouvais un profond sentiment de fraternité pour ceux avec qui je faisais ce film – je venais moi aussi de ce milieu ; enfant, j’avais vécu dans un HLM, je voulais en faire exister la poésie et la beauté. C’était aussi les questions de cinéma qui me passionnaient. Préparer avec les habitants leur “partition”, la tourner en plan-séquence avec le grand Jacques Pamart à la caméra, trouver une cohérence stylistique pour un récit général avec ces fragments de vie.
 
Deux ans plus tard, dans Une poste à la Courneuve (1994), vous adoptez un style très direct pour ce projet qui est aussi plus politique. Comment avez-vous tourné dans le huis clos du bureau de poste et qu'est-ce qui vous a guidé dans le montage de ce film “choral” ?
 
Pour Une poste à la Courneuve, j’étais captivée par l’observation et l’analyse de ce bureau de poste. J’y suis allée pendant des mois enregistrant et décryptant ce qui s’y passait, en collaborant avec la sociologue Suzanne Rosenberg dont l’apport a été très précieux. Le film est construit sur le rapport entre les salariés et les usagers, entre ceux qui ont un emploi et ceux qui sont à la dérive. On a cherché à montrer comment les salariés faisaient face, avec leur propre force, à la misère grandissante dans un moment où l’état se désengageait de sa mission de service public pour développer les services financiers de la poste. La question de cinéma cette fois, c’était comment filmer ceux que l’on ne connaît pas, les usagers qui arrivent dans le bureau de poste. C’était ma première collaboration avec Hélène Louvart ; on a cherché ensemble. Nous avons par exemple éclairé le bureau de poste à l’avance pour ne pas gêner les usagers mais aussi pour avoir une lumière qui les magnifie. De même pour le son, on a cherché avec Xavier Griette comment enregistrer vraiment les voix des passants. C’est ce qui les fait passer de l’état de croquis à celui de personnages ; même quand on les voit très peu, leurs voix, leurs mots sont bien présents. La dramaturgie est plutôt musicale d’ailleurs, avec un crescendo et un decrescendo, des apartés, des récitatifs et des moments musicaux. Je pensais que je pouvais prendre appui sur les postiers avec qui j’avais fait un vrai travail de préparation pour filmer les usagers du bureau de poste, les passants, ceux que je ne connaissais pas. C’est ainsi que nous avons commencé à tourner. Mais au bout de quelques jours, on s’est aperçu d’une gêne de l’autre côté de la vitre, alors, on a cessé le tournage en direction des usagers et on s’est replié à l’intérieur de la poste pour filmer les postiers et réfléchir. La réponse a été de se lancer dans la salle et de filmer les passants sans être protégés par les postiers. Dans un rapport direct, intuitif, c’était plus simple en fait. En un clin d’œil, on savait mutuellement si on avait à faire ensemble une séquence, un bout de chemin. La grande leçon de ce film, en particulier lors du tournage du “jour des allocs”, cela a été d'éprouver combien il est plus fort d’être vu et compris que masqué, caché. Comme si la présence, la clarté de nos intentions donnaient un cadre, une référence, une “partition” aux protagonistes, et les aidaient en fait à mettre en forme leur intervention.

“Il était une fois la banlieue” : le titre du coffret, renseigne sur cet art du récit propre à votre cinéma qui chemine entre documentaire et fiction. Quelle est la part de l'écriture et de la dramaturgie dans ce cycle documentaire dédié au réel populaire ?

Le “réel populaire”… Quand on lit ces mots, on mesure à quel point le réel mais aussi l’imaginaire populaires sont absents de la représentation contemporaine. C’est le grand effacement. Oui, dans mes films, y compris de fiction, j’ai cherché à représenter quelque chose du populaire avec l’aide des protagonistes, les cheminots (Nadia ou les hippopotames, 2000) ou les jeunes des quartiers populaires (Corniche Kennedy, 2016). Représenter, c’est à dire faire exister dans un système, une élaboration dramaturgique. On voit dans les différents films de ce coffret que le système choisi construit le projet. Parcourir la tour de bas en haut, du passé au présent avec des plans séquences qui suivent les habitants dans Chronique d’une banlieue ordinaire ; le cinéma direct mêlé à un cinéma écrit autour de la cloison de verre dans Une poste à la Courneuve ; ou suivre la tournée de la femme de ménage dans Réjane dans la tour en s'arrêtant sur chaque palier, comme à des stations, pour l'écouter.

Dans le livret du coffret, à propos de Chronique d'une banlieue ordinaire (1992), vous mentionnez la “méthode Perrault” – qui vaut aussi pour d'autres de vos films, notamment Réjane dans une tour (1993). Pourriez-vous revenir sur cette filiation et nous parler de la relation que vous construisez au tournage avec les personnes filmées ?

J’avais été passionnée par Pour la suite du monde. J’avais cherché à en savoir plus et j’avais lu beaucoup d’entretiens et de textes de Pierre Perrault. Je ne l’ai jamais rencontré mais j’ai rencontré Michel Brault, son complice, aux Rencontres de Manosque. En m’inspirant de ces lectures, j’avais imaginé une sorte de méthode : j’écrivais les paroles des protagonistes pendant nos entretiens et je leur montrais la fois suivante ce qu’ils avaient dit, ce qui me semblait important. On en discutait, et ainsi avec eux j’écrivais une “partition”. Le jour du tournage, on savait de quoi il allait être question. Il y avait à la fois beaucoup de préparation et une forme d’improvisation, car sur le moment, dans le plan séquence, ils étaient les seuls maîtres, comme des acteurs sur la scène d’un théâtre, parlant pour eux-mêmes, et non pas seulement pour moi, sur le plateau de leur HLM.

J’ai aussi utilisé cette méthode avec les postiers et la femme de ménage dans Une poste à la Courneuve et dans Réjane dans la tour. Il me semble que ce qu’il y a de commun avec Perrault c’est l’idée que les personnes filmées sont à la fois les héros et les hérauts de leur vie, peuvent la raconter, l’enchanter, en faire sentir la dimension métaphorique et presque légendaire. Parce qu’on est attentif à leur imaginaire, ils vivent leur vie comme un roman.

D’ailleurs dans Une poste à la Courneuve, les usagers du bureau de poste, en particulier le “jour des allocs”, utilisent la caméra, notre présence, ce qu’ils perçoivent de ce que je filme, pour se faire les messagers de fragments de leur vie brièvement captée, tout comme le font ceux avec qui j’ai longuement préparé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après cette série de films engagés, vous publiez votre premier journal filmé, Demain et encore demain (1997), qui sera suivi d'un second volet, Grandir, en 2013. Si le questionnement est profondément social dans cette série consacrée aux banlieues, n'y a-t-il pas aussi un enjeu personnel de remémoration (vous avez vécu une partie de votre enfance dans des tours en Normandie) ou un besoin de repérage de soi dans le film ?

Oui, tout à fait. En concevant et en tournant Chronique d’une banlieue ordinaire, j’avais le sentiment de faire un film très personnel, pour moi en quelque sorte. Je me figurais les personnages comme des fragments d’une histoire universelle mais aussi d’un roman personnel. Je me projetais dans chacun des personnages, les voisins, les familles nombreuses, la jeunesse, l’engagement, le mariage, être une femme, la déception politique, la tentation du suicide. Tous ces éléments universels, je les voyais aussi comme des fragments d’un essai personnel, presqu’un autoportrait. Le Je et le Nous, on est bien souvent ramenés à ce duo, on se replie vers le je et c’est le nous qu’on retrouve, on se déploie vers le nous et c’est le je qui nous interpelle. C’est la condition humaine ! Et le cinéma, cet art qui ne vit que de visages et de corps, qui respire ontologiquement l’espace social, intime et collectif d’une époque, ne peut que jouer cette partition, ce canon où les voix s’opposent, se doublent, se cherchent, se répondent, se perdent et se retrouvent sans fin. 

Propos recueillis par Julie Savelli

 

Il était une fois en banlieue, six films de Dominique Cabrera, coffret DVD + livret, Documentaire sur Grand écran, 25 euros.
Disponible depuis le 25 janvier 2017.

Une soirée spéciale de lancement du coffret aura lieu mardi 7 mars 2017 au Forum des images. Intitulée Il était 4 fois la banlieue, elle invitera à voir ou revoir à 19h J'ai droit à la parole et Chronique d'une banlieue ordinaire, puis à 21h Une poste à la Courneuve, précédé de Vers la tendresse d'Alice Diop, dont il était question dans Bref n°120 et qui vient de recevoir ex-aequo, le César du meilleur court métrage.