Cahier critique 22/07/2020

“Topo y Wera” de Jean-Charles Hue

Tout commence et tout finit à Tijuana…

C’est un endroit de Basse-Californie, là où le mur érigé entre les États-Unis et le Mexique termine sa course, les pieds dans l’eau du Pacifique. Tijuana est cette tristement célèbre ville-frontière du mauvais côté du rempart, où règnent le narcotrafic et les gangs, où s’échouent, pêle-mêle, migrants, parias nord-américains, drogués, prostituées et autres laissés-pour-compte d’une situation géopolitico-économique sans équivalent. C’est pourtant le décor d’une histoire d’amour, celle de Topo, ex-trafiquant de drogue pour le compte d’un gang, et Wera, sa compagne débarquée d’un quartier de Los Angeles.

Jean-Charles Hue est, on le sait, un réalisateur atypique dans le paysage cinématographique français. Au fil de nombreux films, courts et longs, il a célébré la famille Dorkel, membre des Yéniches du nord de la France. En parallèle, il filait au Mexique pour se composer une nouvelle famille à Tijuana, une communauté de la rue et de la débrouille. Le réalisateur ne semble pas pouvoir fonctionner autrement qu’en totale immersion, sur le long terme, en confiance réciproque avec des personnages qu’il suit, regarde, écoute et respecte quoi qu’il arrive. Et dans les films de Hue, il se passe toujours des choses : souvent crues, violentes et dérangeantes, mais aussi drôles ou poétiques. Purement documentaire, le récit de Topo y Wera n’échappe pas à cette réalité poisseuse, à la descente aux enfers de l’un des deux amants. Un cercle vicieux insécable, à l’image des déambulations répétitives du couple dans les rues de Tijuana, de leurs visites à Martin – vieil Américain édenté et obsédé sexuel – pour lui dérober de quoi acheter un peu de drogue ou jouer aux machines à sou.

Jean-Charles Hue sait se placer, physiquement et psychologiquement, pour capter la violence d’une parole, évaluer la dangerosité d’une situation : seul avec sa caméra et son ingénieur du son, il s’amarre à ses personnages, prend le risque d’une photo ou d’un cadre défaillant pour privilégier l’action et ne pas manquer la réplique, le regard, le geste qui verront leur intensité décuplée au montage. Le blanc saturé résultant d’un obturateur mal réglé au passage de l’objectif en pleine lumière après une séquence d’intérieur, considéré usuellement comme un défaut technique, offre ici une transition de montage avec les volutes de fumée d’une pipe de crack. Intelligemment, Jean-Charles Hue fabrique son cinéma en adéquation avec son sujet : dans la rue, fauché, abrupt et sans faux-semblants. Ce mouvement filmique répétitif, introspectif, quasi obsessionnel, qui quadrille un lieu et ses habitants, n’est plus de l’ordre de la réalisation d’un film mais de la fabrication méticuleuse d’une œuvre-fleuve dans laquelle les mêmes personnages peuvent évoluer d’un genre, d’un film ou d’une période à l’autre. Le réalisateur leur offre cet espace de liberté virtuelle, où verticalité, horizontalité, notions de temps et d’espace semblent abolis, où les portes, en apparence fermées, sont toutes munies d’une chatière.

En ce sens, Topo y Wera est l’un des opus les plus réussis de la “période Tijuana”, un geste cinématographique – de l’ordre de la claque – qui s’imbrique parfaitement dans l’œuvre en forme d’arbre généalogique de Jean-Charles Hue.

Fabrice Marquat

Article paru dans Bref n°125, 2020.

Réalisation, image et son : Jean-Charles Hue. Montage : Jean-Charles Hue et Isabelle Proust.
Son : Nikolas Javelle. Production : Spectre Productions.