Cahier critique 08/04/2020

“Le coup du berger” de Jacques Rivette

Nouvelle Vague, décollage imminent !

  • Si Le coup du berger est souvent présenté comme le premier film de la Nouvelle Vague (c'est-à-dire celui qui lance le passage des “Jeunes Turcs” des Cahiers du cinéma derrière la caméra), il n'est pas pour autant le premier coup d'essai de Jacques Rivette. En 1956, le cinéaste a déjà réalisé trois courts muets qu'il considère comme des “films d'apprentissage” : Les quatre coins (1949), Le quadrille (1950) et Le divertissement (1952). Cela explique sans doute la grande maîtrise qui apparaît dans Le coup du berger, film de pure mise en scène qui prend pour sujet la mise en scène elle-même et plus précisément l'idée qu'en a Rivette, plume incisive des Cahiers du cinéma (dont on retrouve une partie de la bande – Truffaut, Godard – à la fin du film). Comme l'indique le titre, il s'agit de suivre une stratégie utilisée aux échecs, mais encore faut-il parvenir à saisir qui en est l'auteur, c'est-à-dire qui est le maître du jeu qui va se dérouler sous nos yeux.

  • Seule une débutante peut s'y laisser prendre, à elle de jouer”, indique le narrateur tandis qu'une jeune bourgeoise fixe son foulard devant un miroir. Claire (Virginie Vitry) a l'air sûre de son jeu lorsqu'elle déclare à son mari (Étienne Loinod, alias Jacques Doniol-Valcroze) retrouver sa sœur alors qu'elle part rejoindre son amant (Jean-Claude Brialy). Elle ne sait pas encore qu'elle avance déjà les mauvais pions d'une partie qui ne fait que commencer et ressemble a priori à celle, prévisible, d'un vulgaire vaudeville. Son jeu devient plus ambitieux lorsque son amant lui offre une fourrure et que, ne pouvant concevoir de rapporter un tel cadeau chez elle, elle imagine un stratagème savant pour faire parvenir le manteau jusqu'à elle sans éveiller les soupçons de son mari.

  • Une inconnue demeure pendant une partie du film : contre qui joue Claire ? Son mari ou son amant ? À moins que son premier adversaire ne soit la mise en scène elle-même, qui semble toujours avoir un coup d'avance : la caméra de Rivette souligne l'assurance de la jeune femme, mais elle prend aussi régulièrement ses distances et dessine dans l'espace des perspectives intentionnelles, des lignes anticipatrices dont on ne saurait définir le sens. C'est ce jeu trouble, caché derrière une clarté élégante et trompeuse, qui fait toute la saveur cruelle du Coup du berger et annonce l'œuvre du cinéaste à venir, son goût du complot, du secret, qui se déploiera par la suite sur un mode plus déambulatoire et labyrinthique.

  • La scène la plus “rivettienne” est la plus étrange du film (avant que tout ne s'éclaircisse) : le moment où Claire donne une veste à sa sœur venue lui rendre visite. De leur bref échange se dégagent un mystère et une confusion palpables qui contiennent déjà toute la singularité fascinante du cinéma de Rivette. Le coup du berger porte aussi l'empreinte de Claude Chabrol, producteur du film avec Pierre Braunberger, mais aussi co-scénariste avec Rivette et Charles Bitsch. C'est lui qui, en grand amateur du jeu d'échecs, trouva le titre du film, et quelque chose de l'esprit des Cousins (1959) semble déjà souffler dans le jeu de dupe et de manipulation mis en place. Présenté comme l'adaptation d'un fait divers, l'histoire du Coup du berger sera reprise dans un film d'Alfred Hitchcock tourné pour la télévision, Mrs. Bixby and the Colonel's Coat, adapté d'une nouvelle de Roald Dahl. 

    Amélie Dubois

  • Réalisation : Jacques Rivette. Scénario : Charles Bitsch, Claude Chabrol et Jacques Rivette.
    Image : Charles Bitsch et Robert Lachenay. Montage : Denise de Casabianca.
    Musique : François Couperin. Interprétation : Virginie Vitry, Anne Doat, 
    Étienne Loinod et Jean-Claude Brialy. Production : Les Films de la Pléiade.