"La direction d’acteur par Jean Renoir" de Gisèle Braunberger
Assistez à la mue fascinante d’une comédienne qui devient personnage...
Quand on découvre La direction d'acteur par Jean Renoir, on reste subjugué par ce document unique grâce auquel nous est offert le privilège d'être témoin de la naissance d'un personnage, de ce moment essentiel où une actrice, tâtonnante au début d'un monologue retravaillé jusqu'à la perfection, finit par trouver le ton juste pour se livrer devant la caméra, pour être “accouchée” par un Renoir tout à la fois prévenant et extrêmement exigeant.
Mais le film de Gisèle Braunberger (la femme de Pierre, celle-là même qui répète devant la caméra) est plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord. Car La direction d'acteur par Jean Renoir n'est pas la simple captation du travail du réalisateur de La grande illusion avec ses comédiens. La situation filmée ici était préparée. Le film pour lequel Jean Renoir auditionne son actrice n'existera jamais et il faut savoir que c'est Gisèle Braunberger elle-même qui, impressionnée par le travail du cinéaste avec le moindre de ses figurants sur French cancan quelques dix ans auparavant, le sollicita pour filmer cet exercice à vocation pédagogique qui prend aujourd'hui une ampleur impressionnante. Il y a donc bien une part d'artifice au cœur de ce projet. Mais cette ambiguïté constitutive ne lui enlève rien tant ce qui est enregistré de la relation de Jean Renoir avec sa comédienne apparaît, sinon comme la vérité du moment, comme un témoignage profondément juste. Qu'importe donc que Gisèle Braunberger ait su son monologue avant les prises de vues, le dispositif choisi par la réalisatrice se met tout naturellement au service d'une minutieuse description du travail de Renoir avec son actrice.
La méthode du cinéaste, la méthode dite “à l'italienne” fort prisée au théâtre et par Michel Simon, consiste à partir de zéro, à lire le texte platement et à fuir les clichés de l'interprétation, pour laisser le personnage venir peu à peu. Il en va de même ici, quand Gisèle se retrouve placée dans la position inconfortable de la débutante, de celle qui ne sait pas et à qui le cinéaste reconnu va apporter son savoir. La connaissance que l'on peut avoir du dispositif grâce auquel le film a vu le jour n'a plus vraiment d'importance tant c'est le privilège de voir Jean Renoir au travail qui compte alors.
Ce court métrage apparaît bientôt comme un objet étrange et fascinant, certes conçu et pensé par l'actrice, mais totalement monopolisé par un cinéaste qui, sous ses airs bonhommes et bienveillants, sait très vite récupérer sa place. Dans ces vingt-deux minutes de métrage (trois heures de tournage en fait), le vacillement s'opère et l'acteur Renoir reprend les choses en mains. Il dirige son actrice comme si le sort de son prochain film en dépendait. D'où ce sentiment rare d'assister à une grande leçon de cinéma. L'exaspération qui se lit sur les traits de Gisèle était certainement bien réelle, comme si la comédienne, poussée dans ses retranchements, se retrouvait obligée d'accepter cette nouvelle règle du jeu. C'est ce qu'il y a de plus fascinant dans ce film : comment l'artifice finit par servir la vérité, comment la souplesse du dispositif finit par alimenter un projet qui n'aurait peut-être pas supporté trop de maîtrise, trop de didactisme. En choisissant de jouer le jeu imposé par la réalisatrice, Jean Renoir apparaît comme le vrai maître d'œuvre d'un film où, à la toute fin, se retrouvant enfin seule à l'image, Gisèle Braunberger se révèle, grâce à lui, bouleversante.
On peut en ce sens parler d'un film réalisé à quatre mains, la lutte implicite pour la maîtrise du projet aboutissant à un document dénué de toute complaisance et sachant, trente ans après, rendre justice à ses deux protagonistes.
Stéphane Kahn
Article paru dans Bref n° 48, 2001.
Réalisation : Gisèle Braunberger. Image : Edmond Richard. Montage : Mireille Mauberna. Son : René Forget. Interprétation : Jean Renoir et Gisèle Braunberger. Production : Les Films de la Pléiade.