Cahier critique 19/04/2022

“Je serai parmi les amandiers” de Marie Le Floc’h

Demain, Maysan a un rendez vous administratif important pour sa famille. Mais Iyad, son mari, a une question qu’elle n’est pas prête à entendre.

Ses gestes sont crus à l’instar du jet d’eau sur la planche à découper. Dans le vacarme entêtant de l’usine, la femme débarrasse le poisson de la glace et l’ouvre sur le flanc. C’est répété, connu. Nous ne reprenons notre souffle que lorsqu’elle tente de retirer l’infâme odeur qui s’est collée à ses mains. Rituel que l’on devine lassant car quotidien, mais nécessaire. Ainsi Marie Le Floc’h, après Elena et Les herbes bruissent encore, ouvre-t-elle sèchement son troisième court métrage. Pourtant plus tard, dans la douce pénombre du couloir qui mène au salon, Maysan s’avance, souriante, le visage éclairé par la lueur tremblante des bougies. C’est l’anniversaire de Nour, sa fille. Instantanément, le cocon familial nous aspire, l’atmosphère chaleureuse nous enveloppe et l’usine semble n’être qu’un lointain mirage. Si près de l’intime, chaque geste, chaque regard est perçu, interprété, ressenti. Et les silences disent beaucoup plus que les mots. Iyad, le père, entame trois notes à la flûte. “Maman, tu chantes ?”. La mère fredonne. Puis la musique s’arrête subitement et l’illusion s’envole. Bien plus qu’une chanson avortée, c’est le refus du duo, la déchirure de l’entité du couple. C’est l’évocation d’un futur incertain et d’un présent déjà perdu. 

Cette tentative d’union, provoquée par la petite fille, laisse paradoxalement un creux béant que l’annonce positive du statut de réfugié le lendemain peine à combler. La menace de divorce résonne en écho, la joie de pouvoir résider sur le sol français est déjà consommée. Car cela va de pair : l’acquisition du droit entraîne la possibilité de pouvoir se séparer. Le risque que l’attache lâche, et que le vide étreigne. Alors le film s’affiche à contre-courant d’une phrase qui en a consolé plus d’un : pour Maysan, ici, c’est un bien pour un mal. Et c’est davantage triste que frustrant. Tout en contraste entre les exigences de la vie d’une réfugiée et ce qu’elle éprouve, ce court métrage nous emporte dans un dilemme intérieur où s’affrontent la volonté personnelle et la pensée altruiste. Le choix qu’on voudrait faire pour soi mais celui qu’on fait pour les autres, en s’oubliant. L’image, très proche de la jeune femme, et le montage, soucieux de justesse dans les fragments de vie qu’il nous montre, confère une empathie que nous n’aurions pas suspectée si forte quelques scènes plus tôt. 

On sait qu’il faut que Maysan conserve un visage neutre, la plaie doit rester secrète. Il lui faut construire avec ces échanges qui maintenant ne s’entendent plus, ces regards qui à présent se fuient. Mais quand cette retenue déborde hors de la maison, en une course effrénée portée par la volonté soudaine de tout arrêter, nous sommes pris dans l’élan. 

Le feu d’artifice est dans trois jours. Dans trois jours peut-être, la séparation. Un spectacle qui s’annonce testamentaire, sans légèreté estivale aucune. Alors en attendant, on se console avec un futur plus proche, assez proche pour être sûr d’être vécu à deux. Je serai parmi les amandiers et, pour peu que ceux-ci soient teintés de blanc rosé, flottera l’espoir d’une retrouvaille. 

Lucile Gautier 

France, Belgique, 2019, 21 minutes.­
Réalisation et scénario : Marie Le Floc'h. Image : Olivier Boonjing. Montage : Christophe Evrard. Son : Pierre-Albert Vivet, Ingrid Simon et Maxime Roy. Interprétation : Maza Zaher, Jalal Altawil, Amal Alhamoud et Myriem Akhediou. Production : Hélicotronc et Films Grand Huit.